La politique — En marge de la guerre

Louis Even le jeudi, 01 février 1940. Dans La politique

La guerre prête à une foule de réflexions. Cette guerre-ci, certainement à plus de réflexion que de nouvelles.

On n’analyse pas beaucoup les causes de la guerre, maintenant qu’elle est déclarée : la censure permettrait-elle de le faire librement ? Plus de gens qu’on pense, cependant, au moins parmi les créditistes, savent distinguer entre causes et occasion.

Et le but de la guerre ? On sait parfaitement contre qui on se bat ; on croit même savoir à cause de quoi on se bat. Mais en vue de quoi se bat-on ? Pour obtenir quel résultat ? Que cherche-t-on comme résultat de la victoire ? Est-ce pour avoir le plaisir de retomber dans le chômage, une fois que les activités de guerre seront terminées ? Est-ce pour continuer dans le même monde que nous avons eu à la suite de la dernière victoire ?

La question se pose de plus en plus en Angleterre — et ailleurs : pour quoi, pour quel résultat fait-on la guerre ? On répond par des mots sonores —défense de la civilisation, de la chrétienté — mais on ajoute que ce n’est pas le temps de chercher à savoir ce qu’on aura, une fois la guerre finie, en fait de civilisation, de liberté, de sécurité, de respect de l’homme.

ÉNIGMATIQUE

Le développement de la guerre lui-même ne manque pas de poser bien des énigmes. Cette guerre ne ressemble à aucune autre. Les prophètes du début se sont tus, les événements démentaient les prévisions les mieux étayées. Qui connaît d’ailleurs les projets couvés par les états-majors de chaque côté ? Et à quels aléas ces projets ne sont-ils pas soumis, justement parce que les deux côtés ne collaborent pas ?

On est en guerre et on a bien plus l’air de s’y préparer que de la faire. Le front où se rencontrent les véritables belligérants, où sont postés des millions d’hommes puissamment armés, est justement — du moins jusqu’à ce onzième jour de janvier — le front le plus tranquille. Le théâtre de la guerre fut surtout en Pologne ; il semble maintenant être surtout en Finlande.

C’est à l’Allemagne que la guerre fut déclarée, et c’est la Russie qui semble mener la danse. On n’a sans doute pas fini d’avoir des surprises du côté russe. Les quelques réflexions qui suivent sont résumées d’un article paru récemment dans "Action", hebdomadaire de Londres.

À L’EST

Les engagements sont à l’ouest. Mais que remarque-t-on si l’on scrute un peu l’est ?

L’Allemagne n’est pas encerclée. Elle a libre ouverture sur la Russie — et c’est un pays d’immenses ressources naturelles. Pas développées, c’est possible, mais elles sont là tout de même ; et avec la guerre de forteresse à laquelle on se limite actuellement, la vie productive allemande marche à peu près à la normale.

La Russie et le Japon, qui ne s’étaient regardés que comme chien et chat depuis quarante ans, s’entendent tout à coup. Pourquoi ?

La Russie cherche à s’établir des bases sur la Baltique : n’est-ce pas pour consolider l’ouest, qui deviendra son arrière, lorsqu’elle se portera vers l’Afghanistan et les Indes anglaises ?

Le Japon, n’a-t-il pas, lui aussi comme Hitler, quelque entente avec la Russie ? Est-ce qu’il ne serait pas plus intéressant pour le Japon, au lieu de chercher à s’étendre dans les steppes de la Chine septentrionale, de pousser vers les pays fertiles de l’Indochine française et de la Birmanie ?

N’oublions pas qu’il y a de l’Asiatique dans le Russe, et que la Russie convoite depuis longtemps une expansion vers le golfe persique : un débouché sur l’Océan Indien comblerait un rêve séculaire. Le Japon l’aiderait pour avoir un gros morceau aux dépens des puissances occidentales occupées avec l’Allemagne.

On sait quelle propagande d’avant-garde se fait du côté Afghanistan-Indes. On sait que l’agitation indoue n’est pas tout à fait dans l’ordre d’un Empire qu’on proclame uni parce qu’on désire qu’il le soit. Le dictateur allemand avait quelque chose derrière le front lorsqu’il disait que cette guerre signifiait (dans l’éventualité d’une victoire allemande dont il ne doutait pas, évidemment) la fin de l’Empire britannique. Ne sont-ce pas les Indes qu’il envisageait comme plus vulnérables par suite d’arrangements conclus avec ses alliés ?

PAS DE DÉCLARATION DE GUERRE

La Russie aurait tout à gagner en évitant, comme elle l’a fait jusqu’ici, une déclaration de guerre de la part de la Grande-Bretagne. Tant qu’elle n’aura pas de positions bien assurées du côté par où la Grande-Bretagne l’attaquerait ; elle ne peut songer à s’aventurer du côté des possessions britanniques. Mais tout vient à point à qui sait attendre. Staline ne fait pas beaucoup de discours, il préfère les surprises.

Les alliés se plaisent à dire que le temps travaille pour eux et contre l’Allemagne. Tant mieux. Mais le contraire pourrait aussi bien être vrai.

Hitler s’accommode très bien du temps ; lui aussi en tire parti.

Comme nous écrivons ces lignes, une déclaration de l’ex-premier-ministre du Japon préconise justement de liquider les affaires de Chine et de nouer des relations de bon voisinage avec la Russie.

"QUE CELUI QUI EST SANS PÉCHÉ..."

La combinaison Allemagne, Russie et Japon n’a rien d’amusant.

On se hâterait sans doute de reconnaître dans le fait, s’il arrivait, une coalition de pays païens et on nous prêcherait la croisade sainte.

Que ces pays totalitaires enrégimentent l’homme et piétinent la personne humaine, admettons-le. Qu’ils considèrent leur population comme un troupeau à nourrir et à exploiter, c’est possible encore, quoique sans doute avec certaines réserves. Mais dans nos pays démocratiques et, paraît-il, chrétiens, même défenseurs de la chrétienté depuis quatre mois à ce qu’on nous dit, ce fut et c’est encore, selon nous, un crime capital, un crime de lèse-humanité, de laisser des populations affamées en face de l’abondance, des familles désorganisées par la misère, toute une jeunesse dans le désœuvrement, pour respecter des puissances qui ne sont pas pour rien dans la guerre actuelle.

Il y a des fautes qui appellent des châtiments. Souhaitons que les grandes souffrances d’un si grand nombre, dans tant de pays, épargnent au monde des désastres dont il est difficile de mesurer l’étendue.

1 fév 1940 p4 ; première année, numéro 7 ; 1940_02_No7_P_004.doc

Louis Even

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