L’économique - Le minimum vital

Louis Even le lundi, 01 avril 1940. Dans Réflexions

2 avril, rue Ste-Catherine, Montréal : un homme se promène sur le trottoir portant un double écriteau. Sur sa poitrine : Victime de la Commission du chômage. Sur le dos : J’ai faim. On me refuse du secours.

Comme on le conçoit, la foule des spectateurs grossit et il n’y manque pas de sympathies. Mais la police se hâte d’intervenir et de loger le "pertubateur de la paix publique".

Si tous les miséreux qui souffrent de privations, si tous les jeunes sans avenir, si toutes les mères de familles qui se torturent l’esprit et le cœur devant les besoins de leurs enfants, si toutes les victimes, non seulement de la Commission du Chômage, mais de notre régime barbare, affichaient ainsi leur cas sur un écriteau et prenaient en file la rue Ste-Catherine, il y aurait certainement plus de monde dans la procession que de spectateurs sur le trottoir, et ni les salles de police ni les prisons ne suffiraient pour loger les doléants.

Le droit de vivre

La police. La prison. Pour loger des victimes et non des criminels. Est-ce cela de l’ordre ?

Des vitrines pleines de biens de toutes sortes, des marchands avides de vendre, en face d’affamés sans argent. Est-ce cela de l’ordre ?

Des assommés qui crient au secours. Des esclaves qui réclament leur liberté. Est-ce cela du désordre ?

Avons-nous besoin du communisme pour nous rappeler brutalement des vérités que les Pères de l’Église et nos papes n’ont cessé de redire à des chrétiens anémiés ?

Chaque personne humaine a le droit de vivre. Devant le droit à la vie, tout le monde est égal. Les biens de ce monde ont été créés pour tous les hommes. Et chacun doit en avoir sa part. Cette part doit être suffisante pour assurer à tous et à chacun une honnête subsistance.

Ruines morales

L’aspect matériel des désordres signalés ci-dessus a déjà de quoi émouvoir quiconque n’est pas absolument aveugle. Mais que dire des ruines morales, des désespoirs, des révoltes intérieures, des grondements sourds qui en sont le résultat inévitable ?

Nous citons Daniel-Rops, collaborateur de Jacques Maritain, dans Présences (Ce qui meurt et ce qui naît) :

"C’est cela qui rend si urgent le problème de la misère et fait de lui le premier de tous, celui qu’il faut résoudre avant de songer à quelque organisation que ce soit de la cité. Pour affreux que soient les aspects matériels de la misère, ce cortège de douleurs physiques dont elle s’accompagne, faim, froid, fatigue, pour tragique que soit l’errance de l’homme qui, hanté par les seuls soucis de l’existence la plus primitive, s’en va du bureau de secours à la péniche de l’Armée du Salut, de la cantine de la Mie de pain au hall de distribution de vêtements, cela n’est rien auprès de cette destruction radicale des valeurs morales, des valeurs spirituelles, qui s’opère ainsi". (page 136).

"C’est que, dans l’état de misère, c’est-à-dire du risque total, de l’incertitude absolue, il faut une âme d’une trempe presque surhumaine pour garder encore vivaces en soi certaines vertus", (page 137)

"A l’homme qui est soumis à la loi terrible du pain incertain, du toit improbable, de l’existence sans cesse précaire, à celui-là, il sera toujours vain d’enseigner l’esprit", (page 138)

"Il faut d’abord manger, boire et dormir, c’est-à-dire vivre, pour que les problèmes de l’âme puissent, si humblement formulés soient- ils, se poser à l’homme", (page 138)

Injustifiable

Toujours Daniel-Rops :

"Cette existence de la misère, rien ne peut la justifier. Une société qui s’en accommode se condamne", (page 138),

"Le monde nouveau ne se fait pas avec les miséreux. La garantie contre le risque mortel de la faim apparaît donc comme la première demande que l’homme puisse adresser à la société. Elle paraît d’autant plus justifiée aujourd’hui qu’une abondance sans pareille permettrait, dans la pratique, si le monde était moins déréglé, d’accorder aisément cette garantie". (page 140)

"Mais cette garantie doit être de droit. De droit, et non d’aumône. Rien de plus éloigné du véritable respect que la société doit avoir à l’égard de la personne humaine, que le secours du chômage, cette prime d’assurance du capitalisme mourant contre ses propres erreurs. Le dôle constitue, à la lettre, un déshonneur : il peut être indispensable dans l’état présent de la société, et il faut le considérer comme un moindre mal ; mais c’est un mal", (page 141)

On ne pourra prétendre à quelque ordre social que...

"le jour où le droit à l’existence sera égal et absolu pour tous les hommes, où l’homme par le seul fait de sa naissance, bénéficiera, sur la société, d’une créance qu’il s’agit de déterminer, mais dont le principe paraît juste, si l’on songe qu’elle ne fera jamais qu’équilibrer l’immense effort de millions d’hommes, nos prédécesseurs sur la terre charnelle, pour conquérir, pour exploiter, pour dominer le monde de la création", (page 141)

"Si l’on veut qu’une société vive, progresse, s’affirme, il faut que les hommes qui la constituent soient, individuellement, capables de vivre, de progresser, de s’affirmer ; et qu’il n’y ait pas, dans quelque partie de l’organisme social, une masse cancéreuse de misère, de ressentiment et de haine, toujours prête à infecter le corps entier", (page 143)

Pas du communisme

L’école même où nous puisons nos citations est déjà une garantie que la réclamation d’un minimum vital pour chaque être humain est tout à fait conforme à la sociologie catholique.

Le malheur est qu’on nous a habitués, sous un régime de libéralisme économique, à la loi du bois : Chacun pour soi — la lutte pour la vie — le plus fort survit. La politique de parti et de patronage a donné la main à l’économie de l’individualisme à outrance pour faire mourir chez nous tout sens social.

Les hommes s’associent pourtant pour assurer la poursuite plus facile de leur fin. On n’est pas en société pour le bénéfice de quelques-uns. La société n’a sa raison d’être que si chacun de ses membres tire avantage de l’association.

Nous avons dans la doctrine sociale de l’Église les plus belles revendications des droits de l’homme, de chaque homme. Mais, par ignorance, par préjugés, par suite d’une éducation avortée, on en est venu à trouver naturel le désordre social ; on est enclin à taxer de communiste quiconque réclame de la société la garantie du minimum vital à chacun de ses membres.

"Rien pour rien". — Cet axiome barbare du libéralisme économique est encoïe accepté même par des auteurs religieux. Combien plus catholique, combien plus thomiste, combien plus humaine la conclusion de Jacques Maritain que, dans une société bien ordonnée, on doit, au contraire, avoir le plus de choses possibles pour rien !

S’il y a, dans nos règlements économiques, quelque chose qui s’oppose à la sécurité sociale de l’être humain, ces règlements doivent être modifiés au plus tôt.

S’appuyant sur un texte de saint Thomas, Jacques Maritain écrit :

"Chaque personne, par là même qu’elle appartient à l’espèce humaine, doit, d’une manière ou d’une autre, profiter des avantages de la destination commune de la nature matérielle au bien de l’espèce humaine". (Du régime temporel et de la liberté, page 230)

Un dividende À tout le monde

"D’une manière ou d’une autre", c’est-à-dire que, si le principe est immortel, les techniques d’application peuvent varier selon les époques et les circonstances.

En 1940, quiconque est dépourvu d’argent ne peut exercer son droit de vivre. Le minimum vital, c’est donc un minimum de pouvoir d’achat entre les mains de chaque membre de la société.

C’est ce que les créditistes réclament par le dividende national à tous et à chacun. C’est possible. C’est facile. C’est nécessaire avec la production mécanisée actuelle. Sans rien prendre à personne. Sans humilier personne. Sans enrégimentation. Sans étatisation.

Nous réservons à une prochaine étude le développement des caractères du dividende national, facteur indispensable à l’épanouissement de la personne humaine.v

Louis Even

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