Des hommes lumineux

Louis Even le jeudi, 15 octobre 1942. Dans Réflexions

Il y a quelques jours, un laitier de Chicoutimi portait plainte contre un autre laitier de Chicoutimi. Un frère qui saute à la gorge de son frère, ce n'est pas chose rare dans le système de loups qui mène la vie économique.

Donc, un laitier se plaignait à la Commission de l'Industrie Laitière qu'un autre laitier acceptait les transferts de l'Association Créditiste pour 5 pour cent de ses ventes de lait.

Il n'en fallait pas plus pour mettre en branle un état-major qui n'a pas grand'chose à faire pour gagner ses gros salaires et qui ne se fait bien valoir qu'en découvrant des péchés. La Commission de l'Industrie Laitière fait des règlements. C'est très bien ; mais si personne ne manque à ces règlements, à quoi servira le personnel ?

Donc, c'était une aubaine, et cela valait un voyage de Québec à Chicoutimi pour le Dr. Nadeau, président, pour M. Jules Côté, vice-président, pour M. Alphonse Savoie, secrétaire.

Notre trio arrive et somme le délinquant de s'avouer coupable et de promettre une meilleure conduite à l'avenir.

Le délinquant, c'est un Canadien pure race, un honnête travailleur, bien vu des cultivateurs qui lui fournissent du lait et des familles de la ville qui consomment le lait de sa laiterie. Mais ce brave M. René Tremblay a l'inconvénient d'être un homme intelligent et un patriote. Ayant compris le Crédit Social, la nature de l'argent et le but de l'Association Créditiste, il est entré dans l'Association sans hésiter.

M. Tremblay répond aux princes de la Commission qu'il ne vend pas son lait en dessous du prix, qu'il le vend plein prix et est payé plein prix. Donc, il n'est pas en contravention avec les règlements de la Commission.

Mais ces transferts ! Ces transferts, ce cinq sous nouveau genre que vous acceptez sur chaque dollar de vente, monsieur Tremblay, ce n'est pas de l'argent ! Ainsi pensent les trois docteurs de la loi.

Monsieur Tremblay, lui, trouve que c'est de l'argent, puisqu'il achète avec ces mêmes cinq sous nouveau genre ce qu'il achèterait avec les cinq sous vieux genre.

M. Alphonse Savoie, en bon secrétaire, invoque la lettre de la loi. Le règlement dit : cents. Il faut recevoir des cents pour du lait.

Et Monsieur Tremblay :

— Si j'achète pour cinq dollars de gazoline de mon garagiste, est-ce que je ne puis pas le payer en lui passant pour cinq dollars de bons de lait ?"

— "Non, de répondre M. Savoie. Il faut que le garagiste vous donne $5.00. Vous lui rendrez ensuite les $5.00 pour avoir sa gazoline."

Voilà qui s'appelle intelligent !

Et Monsieur Tremblay :

— "Est-ce que je ne puis pas accepter, en paiement de mon lait, un chèque de mon client sur son compte de banque ?"

— "Non, de répondre M. Savoie. Pas de paiement en chèques, ni du client à vous, ni de vous aux cultivateurs qui vous apportent le lait de leurs vaches. Le règlement dit : cents. Il faut que ce soit des cents en métal sortant de l'Hôtel des Monnaies d'Ottawa."

Et les piastres en papier ? N'en passez plus à vos laitiers, mesdames, c'est contraire aux règlements. Cents ! Cents ! ! Cents ! ! !

Le Dr. Nadeau qui, à titre de président, ne doit pas passer inaperçu, rappelle à M. Tremblay que la loi est inexorable, que tout ce qui tend à mettre du lait dans les maisons sans vider la maison du nombre de cents stipulé, est condamnable. Ni substitut, ni escompte, ni ristourne !

— "Alors, de remarquer M. Tremblay, que ne commencez-vous par régler le cas des coopératives qui donnent des ristournes au vu et au su de tout le monde ?"

Et le grave docteur de se prendre la tête dans les deux mains.

— "Vous avez peut-être raison."

Monsieur Jules Côté a aussi son mot à dire. Vice-président de la Commission de l'Industrie Laitière de la province de Québec, probablement parce qu'il est propriétaire de la Laiterie Laval, trust qui dévore les petits laitiers de la capitale, à moins que ce ne soit parce qu'il est le frère d'un ministre provincial ; M. Jules Côté.

— "Vous êtes mieux de vous soumettre, Monsieur Tremblay, parce que le ministère Godbout nous a donné tous les pouvoirs, et c'est votre commerce qui va y passer !"

Pays de liberté ! Commissions lumineuses ! Adorable bureaucratie !

Louis Even

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