Beaudry Leman parle à ses ouailles

Louis Even le lundi, 15 janvier 1940. Dans Réflexions

Beaudry Leman parle à ses ouailles

« ET RENARD DE PARLER ET FLATTEURS D’APPLAUDIR »

Le président de la Banque Canadienne Nationale prononçait au dîner-causerie de la Chambre de Commerce cadette de Montréal, le jeudi soir 14 décembre, un discours auquel les journaux de la métropole se sont empressés de faire les honneurs de la reproduction intégrale.

Plusieurs lui ont dédié un premier-Montréal élogieux. Ces mêmes feuilles n’avaient pas jugé la déclaration des théologiens sur le Crédit Social assez instructive pour leurs lecteurs. Mais Beaudry Leman ! Et contre le Crédit Social par dessus le marché ! Au diable les théologiens ! Le banquier suprême !

Le Devoir, qui avait publié le texte des théologiens, publie également celui de Beaudry Léman, mais se passe de commentaires.

Quant à L’Action Catholique de Québec, elle s’est contentée de consigner la conférence du président de banque dans sa Tribune Libre, où figurent d’ailleurs de temps en temps des opinions contraires : soulignons le fait et rendons hommage à ce journal qui respecte assez ses lecteurs pour ne point les jeter en extase devant les oracles des banquiers.

Mais, galvanisée, La Presse, de Montréal, jette un cri de guerre : En garde contre le Crédit Social ! Le Canada s’ébahit et s’ébaudit devant la limpidité des raisonnements de Beaudry Leman, et, profite de l’occasion pour inviter le clergé à surveiller de près les créditistes : cocasse ! ce n’est pas tant la déclaration de l’Église du Québec que celle du banquier qui doit servir de guide au clergé ! Et le conseil vient d’un organe de parti politique !

Nous n’avons pas eu la joie de lire les commentaires de tous les journaux qui en ont fait, mais ceux du gros journal "dévoué aux intérêts des Canadiens français" suffisaient à nous récréer. La Presse, donc, recommande suavement de

"lire, relire, méditer et méditer de nouveau ce document. Notre jeunesse surtout voudra s’y pencher."

Une encyclique, quoi ! Pas du Pape, non, mais d’un sous-pape tout de même, et un sous-pape de chez nous !

PAUVRES THÉOLOGIENS !

La Commission produisait cette citation pour définir le but de la doctrine monétaire créditiste :

"Le but de la doctrine monétaire du Crédit Social est de garantir à tous et à chacun des membres de la société la liberté et la sécurité économiques que doit leur procurer l’organisme économique et social."

Beaudry Leman trouve cette proposition "assez inoffensive mais nuageuse". Si inoffensive, il y voit tout de même du danger :

"Poser en principe que l’organisme économique et social doit donner à tous et à chacun des membres de la société la liberté et la sécurité économiques. C’est, me semble-t-il, méconnaître la responsabilité individuelle et la loi du travail qui conditionnent l’activité humaine. Quand on prétend, au surplus, atteindre ce but au moyen d’instruments monétaires, on nourrit de dangereuses illusions. Il conviendrait d’abord de définir l’organisme économique et social."

Les théologiens n’ont su voir ni les nuages ni le danger ! Ils emploient des termes qui prêtent à diverses interprétations ! Ils n’ont pas la "clarté limpide" du banquier. Et ce pauvre Pape Pie XI, qui osait écrire :

"L’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à tous et à chacun (1940_01_No6_P_005.doc) de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer."

À remarquer que nous, créditistes, n’avons jamais prétendu que ce but sera accompli par des instruments monétaires ; nous savons qu’il y faut les ressources de la nature et de l’industrie (elles abondent au Canada) et l’organisation vraiment sociale de la vie économique. C’est ici que nous intervenons en disant : dans la vie économique, le contrôle de l’argent, du "sang de la vie économique", est antisocialement organisé. Nous ne faisons pas de l’instrument monétaire la source de la richesse ; nous réclamons simplement qu’il soit un instrument au service de la distribution des biens, non pas une arme pour tenir l’humanité dans la pénitence.

CONTRÔLE PAR L’ÉTAT

La monnaie contrôlée par l’État : Beaudry Leman juge que cette réclamation du Crédit Social est réalisée depuis longtemps et que l’État ne s’est jamais départi du contrôle de la monnaie et du crédit.

Seul l’État frappe les pièces de monnaie, dit-il, et le numéraire ainsi créé conditionne les émissions de crédit par les banques. Ainsi donc, si le crédit fut restreint en 1930, c’est sans doute parce que le gouvernement jeta au creuset les pièces de monnaie frappées précédemment. Si le crédit augmente pendant la guerre, c’est que l’État frappe des pièces de monnaie de guerre. C’est l’État, le dictateur maladroit, qui lie et délie à tort et à travers les mains innocentes des banquiers ! En faut une dose de culot pour nous servir ce plat !

"Le rôle de la Banque Centrale consiste à mettre en circulation une quantité suffisante de monnaie, ce qui a une répercussion immédiate sur les facilités de crédit."

Nous aimerions savoir, premièrement, dans quel canal la Banque Centrale met la nouvelle monnaie en circulation ; deuxièmement, pour qui est-ce intéressant que l’augmentation de monnaie augmente les facilités de crédit, c’est-à-dire le privilège pour un particulier, une corporation ou un gouvernement d’obtenir du crédit bancaire en signant des dettes ?

BASE DE L’ARGENT

La seconde proposition du Crédit Social, telle qu’énoncée par la commission de théologiens, demande que

"les ressources matérielles de la nation, représentées par la production, constituent la base de la monnaie et du crédit."

Cette proposition parut extrêmement claire aux théologiens, tout comme aux créditistes et à la plupart de leurs adversaires, puisque la Commission déclare "cette proposition acceptée en principe par plusieurs des opposants."

Pour le Président de la Banque Canadienne-Nationale, il n’en va pas ainsi :

"Quelle est la portée de cette proposition ? J’avoue que je n’en saisis ni le sens ni l’objet."

Il sent le besoin de faire une déviation pour essayer d’épingler au Crédit Social un cachet de communisme ou de totalitarisme dont les théologiens l’ont pourtant définitivement exonéré :

"Qu’entend-on par les ressources matérielles de la nation ? Est-ce à dire que l’État possède tout et que les richesses qui résultent du travail des individus appliqué aux ressources naturelles du pays n’appartiennent pas à ceux qui les ont produites ? Cela veut-il dire que ceux qui ont des biens et des services à offrir doivent les mettre à la disposition de l’État qui leur versera en contre-valeur le montant d’argent qu’il aura fixé à sa discrétion ? Si tel est le sens de cette proposition, elle ne diffère en rien des régimes en vigueur en Russie et en Allemagne. "

Après cette perfide insinuation, il laisse voir qu’il a parfaitement compris tout de même :

"Si cette proposition signifie que lorsque la production de biens augmente, il devient nécessaire, pour faciliter les échanges, d’accroître le volume de la monnaie et du crédit, tout le monde est d’accord là-dessus, et cela se pratique depuis longtemps."

Cela se pratique depuis longtemps ? L’augmentation annuelle du capital humain disponible pour la production de biens détermine-t-elle une augmentation de monnaie ? Peut-être que le capital humain est insignifiant dans la philosophie du banquier ! L’augmentation de capacité de production par la science appliquée ne semble pas compter non plus. Il faut attendre la production réalisée, même si la production, pour se réaliser, attend elle-même l’argent qui rendrait la demande effective. Ou bien il faut attendre une guerre avec son cortège de destruction. Ou encore, une fièvre de spéculation sur les valeurs boursières, avec la connivence des banquiers.

ÉQUILIBRE PAR L’ESCOMPTE

Troisième proposition du Crédit Social étudiée par la Commission de théologiens :

"En tout temps l’émission de la monnaie et du crédit devrait se mesurer sur le mouvement de la production, de façon qu’un sain équilibre se maintienne constamment entre celle-ci et la consommation. Cet équilibre est assuré, partiellement du moins, par le moyen d’un escompte dont le taux varierait nécessairement avec les fluctuations mêmes de la production."

La commission, qui ne voit évidemment rien de socialiste dans cette proposition, fait la réflexion suivante sur le principe en question :

"Le principe de l’équilibre à maintenir entre la production et la consommation est sain. Dans une économie vraiment humaine et ordonnée, en effet, le but de la production est la consommation, et cette dernière doit normalement épuiser la première, du moins lorsque la production est faite, comme elle doit l’être, pour répondre à des besoins vraiment humains."

Beaudry Leman est moins satisfait. Il admet un crédit réglé par l’activité économique, mais situe dans le domaine de l’utopie la prétention d’ordonner la production pour les besoins de la consommation. Il est impossible, nous dit-il, d’établir équilibre entre la production et la consommation au Canada :

"Comment, dans un pays comme le nôtre, l’émission de papier-monnaie (est-ce à dessein qu’il emploie cette expression, alors que le Crédit Social ne demande jamais de papier-monnaie ?) pourrait-elle sensiblement augmenter la consommation de notre blé, par exemple ? La consommation annuelle de blé, y compris les semences de l’année suivante, est d’environ 125 millions de boisseaux. Croyez-vous qu’une émission de papier (encore !) ferait absorber aux consommateurs canadiens 350 millions de boisseaux de plus ?"

Puisqu’il est question d’escompte compensé, nous ferons d’abord remarquer à M. Leman que, s’il n’y a pas de demande, par conséquent pas de vente, il n’y a pas d’escompte, pas d’augmentation de pouvoir d’achat. Qu’il ait donc la conscience en paix avec les surplus inconsommables !

Par ailleurs, M. Leman n’est pas ignorant du commerce international. Il sait bien que, si l’on a le pouvoir d’achat pour acheter 350 millions de biens qu’on n’achète pas mais qu’on exporte, on acceptera volontiers des biens importés pour la même valeur. Si, selon sa remarque, l’argent émis au Canada n’a pas

"une grande infuence sur le pouvoir d’achat du consommateur anglais, français, italien ou allemand",

cet argent a au moins une certaine influence sur leur pouvoir de vente ici ; et le pouvoir de vendre leurs produits sur notre marché augmentera leur capacité d’acheter nos produits.

Il sait tout cela, mais il préfère finasser :

"Croyez-vous que l’émission de papier-monnaie ( !) au Canada influerait sur le pouvoir d’achat du Japon qui nous prend des matériaux et des pâtes de bois ? Mais l’escompte compensateur, ce n’est pas au consommateur canadien qu’il faudrait l’accorder, puisqu’il n’absorbe que dix pour cent de cette production, mais bien à l’acheteur étranger. Est-ce qu’on nous propose de subventionner le monde entier pour faciliter l’écoulement de notre production ? Ce serait un bien vaste projet."

Pas plus vaste que celui de chercher l’honnêteté dans une étude d’où elle est systématiquement bannie. Aussi n’est-ce pas pour Beaudry Leman que nous entrons dans ces détails, mais pour l’instruction de nos lecteurs.

L’escompte préconisé par la technique créditiste ne s’accorde qu’au consommateur canadien, qu’il achète de la production domestique ou qu’il achète de la production étrangère importée en retour d’une production domestique exportée. Dans une économie saine — pas dans celle de Beaudry Leman — le total des exportations et le total des importations s’équilibreraient à peu près constamment ; ce qui ne veut pas dire que le Canada prendrait autant de produits japonais que le Japon prendrait de produits canadiens. Le commerce international n’est pas entre deux seulement, il est multilatéral. Il n’opérerait pas par troc, mais par voie du change comme aujourd’hui, et mieux qu’aujourd’hui, la folie des balances favorables ayant été reléguée au cimetière de la terre plate.

DIVIDENDE NATIONAL

Quatrième proposition du Crédit Social :

"Le système économique, grâce aux nombreuses découvertes et inventions qui le favorisent, produit une abondance insoupçonnée de biens en même temps qu’jl réduit la main-d’œuvre et engendre un chômage permanent. Une partie importante de la population se trouve ainsi privée de tout pouvoir d’achat des biens créés pour elle, et non pour quelques individus ou groupes particuliers seulement. Pour que tous puissent avoir une part de l’héritage culturel légué par leurs prédécesseurs, le Crédit Social propose un dividende dont la quantité sera déterminée par la masse des biens à consommer. Ce dividende sera versé à chaque citoyen, à titre de citoyen, qu’il ait ou non d’autre source de revenu."

Cette proposition a le mérite de considérer tous les hommes comme ayant droit de bénéficier un peu des progrès du pays. Elle a le mérite de reconnaître que les femmes et les filles qui travaillent au foyer ne sont pas des êtres inutiles. Elle a le front de juger que le progrès ne doit pas punir une fraction de plus en plus considérable de l’humanité, se bloquant lui-même par pénurie de consommateurs solvables.

Cette proposition, tout en fortifiant le salaire du travail, a l’avantage de

"tempérer le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société",

selon l’expression de Pie XI, comme le souligne d’ailleurs très bien la Commission de théologiens. Le contrat de société ici, c’est celui qui lie ensemble tous les citoyens d’une même nation. C’est aussi la reconnaissance d’un capital social de plus en plus important dans la production, le progrès, qui appartient à tous les sociétaires.

Rien de tout cela n’entre dans les cellules cérébrales de Beaudry Leman.

Les théologiens ont pris la peine de considérer attentivement la proposition d’un dividende national, d’en analyser les motifs, de peser les objections des adversaires, même de réfuter ces dernières assez longuement, puisque trois sur cinq des objections réfutées ont trait au dividende.

Les théologiens ont fait cela, mais le banquier ? Comment des hommes graves ont-ils pu s’arrêter à pareilles niaiseries ? Le banquier plane bien plus haut :

"Inanités et fadaises ! Est-ce qu’on propose sérieusement que l’héritage culturel des Canadiens-français qui travaillent et qui peinent sur notre sol depuis plus de trois cents ans soit partagé avec le Galicien ou le Mennonite, établi dans l’Alberta depuis six mois ou six ans ? Avant d’appeler au partage de l’héritage culturel Ivan Grignotoff et Vladimir Creditovsky, il serait peut-être prudent de consulter Baptiste qui, lui, a quelque chose à fournir... et à perdre. Baptiste ne croira-t-il pas que ce partage lui est suggéré par des parents socialistes ou même communistes ?"

Voyez percer encore le désappointement que le Crédit Social n’ait pas été déclaré socialisme ou (1940_01_No6_P_007.doc) communisme. Pour la seconde fois au moins dans son discours, notre sous-pape voudrait rectifier le jugement des théologiens.

Consulter Baptiste, mon cher Leman, mais faites-le donc. Il y a longtemps que Baptiste possède une ferme hypothéquée et des produits qui ne se vendent pas. Et Baptiste, pas si bête que le banquier pense, ne trouverait pas mauvais que chacun de ses clients — comme lui-même d’ailleurs — soit gratifié de quelques dollars de plus de pouvoir d’achat, parce que Baptiste pourrait vendre, puis à son tour acheter. Baptiste n’empile pas cinq cents minots de pommes de terre dans sa cave pour le plaisir de les contempler. Il ne tient pas à les donner, mais il serait content de les vendre. Si Leman pouvait placer discrètement demain matin dix dollars dans la poche de tous les Baptiste et de tous les non-Baptiste du Canada, est-ce Baptiste qui se plaindrait ?

Avec la fourberie qui le suit tout au cours de son discours, le président de la Banque Canadienne-Nationale parle de partage suggéré à Baptiste, comme pour insinuer qu’il s’agit de s’emparer de la propriété ou de lever de nouveaux impôts. Il sait pourtant bien que l’idée d’augmenter le pouvoir d’achat de chacun, donc le pouvoir d’achat global, de façon à permettre d’acheter à leur prix la production des agriculteurs et le travail des ouvriers, enlèverait à Baptiste une portion considérable de ses soucis, de son fardeau de taxes, et lui permettrait de rencontrer ses obligations et de consolider sa propriété. Les Baptiste, Dieu merci, comprennent de plus en plus que ce ne sont ni des Grignotoffs ni des Creditovskys d’Alberta, mais bien plutôt des Banquierotoffs et des Lemanovskys pur sang qui le frustrent de son héritage culturel.

PAS DE CHÔMAGE !

Mais voici une découverte. Vous croyiez être affligés de la plaie du chômage depuis dix ans ? Pas du tout. C’est un fabuliste qui a trompé l’humanité. Il n’est pas prouvé qu’il y ait du chômage. Pure illusion d’optique que tout le monde a partagée ! On a même moins de chômage que dans les belles années de 1926-1928 : seulement, grâce au progrès, on travaille moins dur et moins longtemps chaque jour. Nous sommes simplement d’heureux mortels qui s’entêtent à ne pas bénir l’amélioration de leur sort depuis dix ans :

"Il n’est pas démontré que le système économique actuel réduise dans son ensemble la main-d’œuvre et engendre un chômage permanent. C’est là une affirmation gratuite qui ne repose sur aucune preuve sérieuse. Il serait plus juste de reconnaître que le machinisme a réduit les heures de travail et qu’il a permis à l’homme de se soustraire à certaines tâches particulièrement pénibles. »

Quelle preuve plus sérieuse, aurions-nous cru, que celle des listes de chômeurs enregistrés, que celle des aveux de tous les gouvernements, depuis la municipalité jusqu’au fédéral ? Quelle tâche, aussi, plus pénible que celle de quêter ou celle de mendier sa pitance mesurée à la grille de la Commission du chômage ? Mais baliverne pour les banquiers ; voyez d’ailleurs les chiffres :

"Notons en passant que l’0ffice National de la Statistique, dans son bulletin du 27 novembre, indique que, si l’on prend pour base l’année 1926 en lui attribuant le nombre 100, au 1er novembre 1939 l’indice de l’emploi était de 123.6 ; en d’autres termes, il y a 23½ fois plus de gens au travail qu’en 1926, dans 11,914 entreprises dont le personnel s’élève à 1,206,183. Or vous vous rappellerez qu’en 1926 on n’entendait pas parler de chômage."

C’est péremptoire : après deux mois de guerre, on a plus de monde à l’ouvrage qu’en 1926. On oublie de nous dire s’il y en a plus en âge de travailler qu’en 1926. Pourquoi ne pas nous servir un raisonnement plus concluant encore ? Celui-ci, par exemple : sous Champlain, on ne parlait pas de chômage au Canada ; or le nombre des travailleurs au pays dépasse aujourd’hui de 1,200,000 ceux du temps de Champlain ; donc il n’y a pas de chômage au Canada !

Beaudry Leman ajoute que

"depuis le milieu du siècle dernier jusqu’à nos jours, période qui a vu le développement intense du machinisme, le nombre des habitants du globe a plus que doublé et, cependant, on est parvenu à nourrir, vêtir et loger, tant bien que mal sans doute, mais dans des conditions au moins aussi bonnes que celles qui existaient dans le passé, cette population considérablement accrue."

Malgré le progrès et grâce au système bancaire, sans doute !

Nul homme sensé ne songe un instant que le développement du machinisme rende l’univers incapable de soutenir sa population. C’est le contraire qui serait le plus vrai. Le problème ne réside pas dans l’augmentation de la population, il est ailleurs. Ne sommes-nous pas habitués à désirer comme un bienfait l’invasion annuelle d’un million de touristes ? Ce sont des consommateurs, ça. Mais dès lors qu’ils ont des rectangles de papier dans leur poche ou des chiffres dans un ledger, ils nous apportent la prospérité, en raison directe de leur nombre.

FAUSSES PRÉSENTATIONS

À la différence des théologiens, qui argumentent sur les textes officiels des manuels créditistes authentiques, Beaudry Leman, pour parer à la faiblesse de sa cause, sent le besoin de dénaturer et de recourir sans cesse à de fausses présentations :

"En ce qui concerne le dividende national, je me bornerai à vous faire remarquer que des propositions qui sont proches parentes de celles du Crédit Social viennent d’être rejetées par l’électorat, le mois dernier, en Californie et dans l’Ohio."

Le banquier devrait bien d’abord établir le degré de parenté entre le Crédit Social et ces plans américains. Ceux-ci sont plutôt de parenté avec les pensions de vieillesse, dont ils sont une extension jugée impossible dans les circonstances (nous dirions, sous le système bancaire actuel). C’est donc contre les pensions de vieillesse que Leman devrait dresser ce verdict.

"Dans l’Alberta, où aucun dividende national ou autre n’a encore été distribué, les certificats de prospérité sont restés entre les mains des collectionneurs."

Quelle relation y a-t-il entre les certificats de prospérité reposant sur des taxes, et le dividende national ? Les certificats de prospérité sont un essai de monnaie gésellienne, pas de technique créditiste. Il n’appartient pas à un banquier de souligner la frustration de la volonté majoritaire d’une province, lorsque c’est le système bancaire lui-même, avec l’appui du gouvernement fédéral, qui s’y oppose. Que les forces bancaires, flanquées de l’autorité fédérale, bloquent une législation provinciale réclamée par la majorité, cela ne prouve nullement la sainteté de la cause des banquiers.

D’autre part, Beaudry Leman est ou ignorant ou malhonnête — et nous avons peine à croire à son ignorance — chaque fois qu’il parle de l’Alberta dans son discours : rien du programme intérimaire qui, depuis un an, applique dans la mesure du possible les principes du Crédit Social. Rien des vouchers qui font circuler le crédit de l’Alberta sans le changer en dette comme les prêts bancaires. Rien des octrois aux acheteurs, en retour de leur utilisation du crédit provincial direct, octrois qui sont pourtant bel et bien de la nature d’un dividende aux consommateurs. Nous suppléerons à cette déficience de Beaudry Leman dans un futur numéro de Vers Demain.

Autre fausse présentation qui sent la malhonnêteté à plein nez :

"Il me semble inadmissible que l’État puisse ériger un système en vertu duquel certaines personnes seraient tenues de travailler et de produire afin que d’autres reçoivent, directement ou indirectement, une part importante de cette production, sans travail et sans effort."

Le dividende national à TOUT LE MONDE, travailleurs comme les autres, ne comporte rien de ce que décrit cette phrase. Il n’y est point non plus question d’une part importante de la production ; pas plus que d’obliger certains à travailler pour que d’autres vivent à rien faire.

Les théologiens sont plus lucides que Beaudry Leman, parce qu’ils n’ont point une cause intenable à défendre. Aussi ont-ils compris le dividende tel que le réclame le Crédit Social et ne l’ont-ils point du tout trouvé inadmissible.

LE BANQUIER PIQUÉ

Un alinéa du rapport de la Commission des théologiens a piqué au vif le champion du statu quo bancaire :

"Je crois, dit Beaudry Leman, qu’il est à propos de relever le paragraphe ci-dessous, figurant dans le rapport :

« La monnaie n’étant, dans le système du Crédit Social, qu’un instrument d’échange, dont le cours sera rigoureusement réglé par la statistique de la production, la propriété privée demeure intacte, voire la monnaie et le crédit seraient peut-être moins qu’aujourd’hui dispensés selon le bon plaisir de ceux qui les contrôlent. Réserver à la collectivité la monnaie et le crédit n’est donc pas opposé à la doctrine sociale de l’Église."

Oser suggérer que la monnaie et le crédit, dans le système du Crédit Social, seraient peut-être moins qu’aujourd’hui dispensés selon le bon plaisir de ceux qui les contrôlent — voilà assurément qui n’est guère flatteur pour ce qu’on a aujourd’hui. La bête piquée regimbe :

"Les avocats du Crédit Social sont bien naïfs s’ils croient que la statistique de la production puisse jamais régler, en dehors de la volonté des hommes, le volume du crédit et de la monnaie. La statistique est un utile élément d’appréciation, elle sert à orienter les prévisions, mais elle ne saurait être une cause déterminante de nos actes."

C’est justement ainsi que les créditistes traitent la statistique. La statistique servira pour prévoir les besoins monétaires. Ce n’est pas la statistique qui fera la volonté des producteurs et des consommateurs, mais la volonté moins entravée des producteurs et des consommateurs qui fera la statistique.

La cause déterminante de l’émission de monnaie sous un régime créditiste ne serait pas du tout la statistique ; ce serait, comme il a été dit, la recherche de l’équilibre entre la consommation et la production. C’est la fin qui détermine l’acte, quand on agit en être raisonnable. La statistique n’est qu’une constatation qui guide dans l’emploi des moyens pour atteindre la fin. Est-ce trop philosophique pour le président de la Banque Canadienne Nationale ? Ou prend-il ses auditeurs pour des imbéciles prêts à applaudir n’importe quoi dès lors que c’est dit par un banquier ?

"Croire que les hommes sont disposés à se conformer aux données de la statistique lorsque leurs intérêts sont en jeu, c’est poursuivre une chimère."

Nulle doctrine n’est, plus que le Crédit Social, respectueuse des intérêts et des désirs des individus, tout en ayant souci du bien commun. Des données de la statistique, le Crédit Social simplement déduira ce qu’il faut avoir de monnaie pour que les hommes puissent poursuivre leurs intérêts. Est-ce donc chimérique aujourd’hui de se baser sur les chiffres des recettes et des dépenses pour établir un budget ?

La monnaie aujourd’hui est surtout de la comptabilité. Un banquier n’ignore pas cela. Mais ce que Beaudry Leman ne comprend pas, et ce qui l’empêche de souscrire à la conclusion de la commission, c’est que la monnaie puisse être considérée simplement comme un instrument d’échange.

La commission, dans l’alinéa précité, dit clairement : "La propriété privée demeure intacte." Le banquier va faire la leçon à ces naïfs aveugles. N’oublions pas que c’est le Crédit Social qu’il dénonce :

"Certaines réformes monétaires peuvent respecter la propriété privée, mais il en est d’autres qui ont pour résultat inévitable la confiscation de l’épargne, du capital, des héritages, des rentes et de tout ce qu’on est convenu d’appeler la propriété privée. Au cours de ce siècle, des millions de gens en Europe ont été déclassés, dépossédés, ruinés par les méfaits de l’inflation monétaire et des abus du crédit."

Curieux qu’il associe au Crédit Social tous ces méfaits en Europe, alors qu’il remarque un peu plus loin : ‘Nulle part les théories du Crédit Social n’ont été mises en pratique."

Bafouilleur !

REPIQUÉ

La dernière phrase du rapport de la Commission des théologiens excite de nouveau le banquier : 1940_01_No6_P_008.doc

"Ajoutons qu’une étude plus approfondie de ce système au point de vue purement économique s’imposerait, étant donné l’importance que la question prend de nos jours."

Arriérés et hallucinés, ces théologiens-là. Dénués de toute information. Et le banquier leur dit carrément qu’ils parlent à travers leurs chapeaux :

"Tout d’abord, les théories du Crédit Social ne prennent pas d’importance de nos jours, elles sont nettement en recul et classées avec d’autres rêves et projets utopiques ; ensuite elles ont fait l’objet d’études sérieuses et approfondies."

Pourquoi donc, M. Leman, votre insistance à vous étendre sur le sujet, à communiquer votre texte aux journaux ? Si le Crédit Social est nettement en recul et définitivement classé parmi les projets utopiques, pourquoi ne l’abandonnez-vous pas à sa retraite paisible ? Est-ce pour le simple plaisir de chercher à humilier la commission de théologiens que vous vous acharnez si gauchement après leur document ? Ne serait-ce pas plutôt la progression menaçante de la vague créditiste qui vous tourmente autant qu’elle vous brouille ?

Quant aux études faites du Crédit Social, quelques commissions bancaires, en effet, s’en sont déchargées d’une façon fort acceptable aux orthodoxes.

Nous connaissons le rapport de la commission australienne. Ce rapport donne d’abord un exposé assez juste des avancés créditistes. Le paragraphe a) de la conclusion citée par Beaudry Leman est acceptable ; mais nous aimerions à savoir pourquoi à certaines époques appelées dépressions (sans justification), le pouvoir d’achat de la collectivité est moindre. Le paragraphe b) dénature partiellement les contentions créditistes. Le paragraphe c) conclut gratuitement : Il n’y a pas de tendance permanente au manque de pouvoir d’achat.

Si l’on ne peut s’entendre d’abord sur l’existence de faits qui crèvent les yeux, inutile d’insister.

Beaudry Leman réfère aux conclusions de deux membres du clergé irlandais qui, paraît-il, ont eux aussi examiné le Crédit Social aux lumières des encycliques et lui trouvent des erreurs mêlées à des vérités (on ne spécifie pas si ce sont des erreurs dogmatiques ou économiques). Reste à voir si les propositions soumises aux deux Irlandais furent les propositions officielles du Crédit Social et en quoi ils les trouvent défectueuses. Nous avons le texte complet et solidement étayé de NOS théologiens, pas le leur. D’autre part, puisqu’on nous conduit en Irlande, nous serons heureux de publier, pour l’édification de Beaudry Leman, l’original ou la traduction de la thèse du Père Coffey, compétence reconnue, professeur au collège irlandais de Maynooth. Pas un jeune emballé en soutane : 62 ans d’âge, dont 39 de prêtrise et 32 de doctorat.

Beaudry Leman signale, en passant, "l’excellent travail" de M. Fr.-Albert Angers, professeur aux Hautes-Études de Montréal. Sous le titre "M. Fr.-Albert Angers dans la lune", notre numéro du 1er janvier rendait hommage, à sa façon, à ce distingué rejeton d’une école de colin-maillards qui commence à faire passablement rire d’elle par ceux qu’elle prétend inonder de ses lumières.

DERNIÈRES GLANES

"Les banquiers transforment des biens de consommation et des biens de production en monnaie, de façon à en faciliter l’échange et la circulation."

Tantôt c’était le gouvernement seul qui faisait la monnaie. On va finir par nous dire que si l’échange et la distribution marchent, c’est grâce aux banques. Et s’ils ne marchent pas ?

"Si l’on supprimait les banques ou si l’on nationalisait leurs opérations, il faudrait que l’État ouvre quelques 3,000 bureaux au Canada, qu’il prenne le personnel des banques ou qu’il en forme un nouveau."

Il n’est pas question de fermer les banques, ni de s’en emparer. Les banquiers sont experts dans leur art et ce serait une erreur de vouloir un État-banquier. Mais ce n’est pas moins une erreur d’avoir un banquier-souverain. Ce ne sont pas les opérations bancaires proprement dites qu’il faut nationaliser : manipulation des épargnes, placements, comptabilité des transferts. Mais c’est l’opération extra-bancaire qu’ils accomplissent, qui s’appelle fabrication et destruction des moyens de paiement. Cette opération ne doit relever que du gouvernement souverain.

Quant à la nécessité d’établir 3,000 bureaux au Canada, il n’y a pas besoin de cela pour la seule distribution de l’argent nouveau. La collection de la taxe de vente, autrement pénible, n’en a pas demandé tant. D’ailleurs, l’établissement des bureaux nécessaires et le choix de comptables ne crée pas un si gros problème. L’Alberta a bien établi 340 bureaux du Trésor, en moins d’un an, dans une province où les banques, après trente années d’exploitation, n’ont pas 200 succursales. Cette province ne comptant que 700,000 âmes, un accomplissement analogue dans tout le Canada représenterait 5,340 bureaux.

Les banques sont généreuses. Leman nous le dit. Elles ont versé au Fédéral, aux provinces et aux municipalités un total de $8,521,000 en 1937. Il oublie de nous dire pourquoi le gouvernement doit payer chaque année quinze fois cette somme en intérêts sur la dette publique.

Il nous demande si nous trouvons trop grosse la part de dividendes qu’elles s’accordent sur leurs profits. Ce n’est pas cela qui nous intéresse. Le profit des banques ne nous fait pas mal.

C’est l’affamation du public, en pleine abondance, par suite de leur contrôle du crédit que nous dénonçons.

Félicitons, en passant, M. Beaudry Leman, de ne nous avoir pas servi cette fois la vieille fable de l’or comme base de l’argent. Soulignons aussi cet aveu :

"Les dépôts se constituent de deux façons : soit par l’épargne, soit par le crédit bancaire qui transforme la richesse en monnaie."

Il ne reste plus qu’à ajouter : "et qui libère temporairement cette monnaie sous forme de dette."

On a fait du chemin depuis quinze mois, alors que les banques à charte rédigeaient autrement leur série de grandes annonces dans les journaux.

CONCLUSION

Qu’on joigne à cette étude, déjà trop longue, les considérations de notre collaborateur, M. Théophile Bertrand, sur l’absence totale de philosophie sociale dans le discours de M. Beaudry Leman, et l’on tirera soi-même la conclusion.

D’aucuns nous reprocheront peut-être d’avoir souvent référé à la déclaration des théologiens au cours de notre analyse : c’est Beaudry Leman lui-même qui a choisi le champ.

Cette déclaration de la Commission présidée par le R. P. Archambault reste un monument de clarté, de logique et de dignité. Le dénigreur a voulu allier la raillerie à la fausse présentation de la doctrine créditiste ; malgré son prestige de banquier, il s’est rendu méprisable. Pour nous, qui comprenons assez quel cortège de désordres entraîne le contrôle du crédit par une clique de profiteurs, quelle que soit l’honorabilité privée de M. Beaudry Leman, nous jugeons qu’il a joué dans l’occasion le rôle d’un personnage dégoûtant — et c’est notre dernier mot à son adresse.

Louis EVEN. VERS DEMAIN 15 jan 1940, 1940_01_No6_P_001-5-7-8.gif ; Louis EVEN ; 5,367 mots

Louis Even

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