À propos de scandales

Louis Even le dimanche, 15 août 1943. Dans La politique

Les politiciens — anges d'innocence et de pureté - prennent plaisir à promener leurs loupes sur le camp adversaire, dans l'espoir d'y relever quelque matière à scandale qu'ils se hâteront de servir au public.

Le politicien connaît l'appétit du public pour ces "affaires sensationnelles, et il n'oublie aucun détail. Il grossit même les détails, si c'est nécessaire, il les encadre, il les répète, il les conjugue à tous les mo­des et à tous les temps, aussi longtemps qu'il peut en extraire un peu de piquant pour jeter au peuple.

Toutes ces affaires à scandale sont évidem­ment des manipulations d'argent. Il peut s'y gref­fer des affaires d'amour, de divorces, de meurtres, de suicides ; mais c'est du décor. La structure, c'est toujours : "Pauvre peuple, on t'a pris ton argent, et au lieu de te servir, on le détourne pour des amis et on te laisse des dettes, des chaînes, des ruines !"

Certains pays ont connu des scandales retentis­sants : Panama, Stavisky, etc., qui ont culbuté des ministères, éclipsé (temporairement) des politiciens renommés et fourni matière à la presse universelle.

Il y eut, plus chez nous, des scandales de moin­dre envergure, qui ont tout de même rempli les co­lonnes de nos journaux et fait danser désagréable­ment quelques hommes publics.

Qui ne se rappelle le scandale de la Beauharnois, qui logea les libéraux de Mackenzie King dans la Vallée de l'Humiliation pendant quelques années, parce que le prix de la corruption payée aux libé­raux était plus élevé que le prix de la corruption payée aux conservateurs ?

Qui ne se rappelle les scandales de "Frère An­toine", Lanctôt, Vautrin et compagnie, servis et re-servis au public, tant que l'appétit dura, par le maître-cuisiner Maurice Duplessis ? Ils valurent aussi une retraite temporaire aux libéraux du Qué­bec, mais il y manqua le couronnement promis sur toutes les octaves : "Les voleurs publics en pri­son !" Cela, c'eût été du nouveau en démocratie !

On a bien aussi signalé des matières à scandale pendant le court passage des non-libéraux au pou­voir, et le pont du boulevard Pie IX, le Jardin Botanique, et d'autres entreprises, ont leur histoi­re, au moins dans les chroniques libérales.

Maintenant que les rôles sont renversés, les fu­reteurs de l'Union Nationale ramassent précieuse­ment les éléments d'un scandale de betterave à sucre.

Ce n'est pas une bataille dans le ciel, mais un duel à coups de crottin dans les latrines politiques. Et c'est avec cela qu'on veut faire des élections !

Putains de la politique avec des visages de vierges offensées !

Et le scandale par excellence ?

Mais, du scandale des scandales — toujours dans l'ordre temporel, bien entendu — du scanda­le qui a causé le plus de ruines, ruines physiques s'étendant jusqu'au moral, ni les libéraux, ni l'U­nion Nationale, ni les autres partis politiques, n'ont rien dit et ne disent rien.

Et quel est ce scandale des scandales, dans l'or­dre temporel, sinon celui de laisser tout un peuple affamé s'exaspérer en face de nourriture entassée ? Quel est le scandale des scandales, si ce n'est d'a­bandonner la maîtrise de nos vies à une petite cli­que inhumaine qui gouverne l'argent et le crédit, le dispense à son gré, le retire à son gré, alimente la prospérité quand ça fait son affaire, plonge le monde dans la crise quand elle le juge avantageux, conduit les nations à la boucherie, fait accepter la guerre avec un soupir de soulagement par des cen­taines de mille familles qui vivotaient dans la mi­sère avant l'heure bienheureuse de la fabrication des bombes et des canons ?

Les équipes se succèdent au gouvernement, mais personne, même dans l'opposition officielle, ne dé­nonce ce scandale, pour la bonne raison, sans dou­te, que, ou bien ils ne le voient pas, ou bien ils n'ont jamais eu le courage de rien faire pour l'em­pêcher.

Politiciens qui fouillez dans les poubelles admi­nistratives pour y cueillir des ordures d'adversaires politiques, comment acceptez-vous donc ce grand scandale sans souffler mot ? Comment permettez-vous, sans rompre le silence, que l'absence de pe­tits morceaux de papier, ou l'insuffisance de chif­fres dans des livres de comptabilité, martyrise des enfants, ferme l'avenir aux jeunes, paralyse les sou­tiens de famille, brise le cœur des mères, disloque les foyers, sème la discorde, chasse les propriétaires de leurs maisons et de leurs fermes, multiplie les faillites industrielles et commerciales, anémie tout un peuple et l'hypothèque aux mains de ceux qui le saignent ?

Il n'y a là rien pour soulever votre réprobation ? Êtes-vous stupides, ou complices des criminels ?

Vous humez avec empressement la moindre odeur de scandale dans les coulisses où vous êtes si habiles à pratiquer le même art que vos adver­saires. Mais vous ne voyez rien de l'abomination qui déshonore notre civilisation et notre siècle.

Ce grand scandale économique n'a pourtant d'égal, peut-être, que le scandale politique de votre ignorance, de votre lâcheté, de votre avilissement.

Louis Even

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