Vivre selon ses moyens

le mardi, 01 juin 1937. Dans Cahiers du Crédit Social

Conseil coutumier dans la bouche de gens qui ne se privent pas du quart du confort qu'ils reprochent à d'autres de chercher.

Au fait, nous en sommes vivre — selon ses moyens. On ne le fait pas au Canada ; on y vit, non pas au-dessus, mais au-dessous, lisez bien — très au-dessous de ses moyens. Le seul fait qu'il existe du chômage dans un pays, chômage d'hommes et de machines, prouve que les habitants de ce pays vivent au-dessous de leurs moyens, puisque bien des moyens restent inutilisés.

Mais quand on recommande à des individus, à des villes, à des provinces de vivre selon leurs moyens, on veut dire "selon leurs moyens financiers" et c'est une tout autre affaire. Les moyens réels sont une chose, qui dépend des richesses naturelles, des ressources intellectuelles, de l'habileté manuelle, de l'initiative, de la technique. Les moyens financiers sont une autre chose, qui dépend du bon vouloir de quelques parasites auxquels on a idiotement abandonné les destinées des sociétés civilisées. Les moyens financiers ne sont pas l'expression des moyens réels, et on leur donne priorité, car l'homme se soumet à la finance qui est pourtant sa propre création. De sorte que, dans le langage courant, vivre selon ses moyens a un sens menteur et prend figure de moquerie ; c'est vivre selon que vous le permettent ceux qui contrôlent le sang économique de la nation. "Sans leur permission, vous ne pouvez respirer.”

Ce qui est vrai du groupe, de la collectivité ne l'est pas moins des individus. Abordez l'un de vos voisins au Secours Direct et demandez-lui s'il vit selon ses moyens. Selon le pouvoir d'achat que lui permet l'humiliante aumône publique qu'on lui passe, oui ; mais selon les moyens que représentent sa capacité de travailler, son intelligence, sa force musculaire et son habileté — qui osera le dire ? En voici un autre, pas beaucoup mieux, qui travaille et élève une famille avec un salaire dérisoire de 15 à 20 sous de l'heure. Vit-il selon ses moyens ? Il ne peut certainement dépenser plus que ses douze à quinze dollars par semaine, mais cela représente-t-il la richesse fournie par son travail ajouté aux machines et aux moyens scientifiques de production ?

Est-ce l'agriculteur qui vit selon ses moyens ? Lui aussi limite sa production, parce qu'il est incapable de l'écouler, d'en obtenir ce qu'il faut pour se procurer ce qu'il ne peut produire lui-même. Il vit bien au-dessous de ses moyens.

Ouvrez les journaux : telle et telle ville est en banqueroute. Maladministration, dit-on, gaspillage, elle a dépensé plus que ses revenus. Fort bien, mais ses revenus étaient-ils en proportion avec ses moyens ? Aujourd'hui même que vous la déclarez en banqueroute, n'a-t-elle pas une richesse d'hommes, de machines et peut-être de matière première ? Riche, mais pauvre ; débordante de moyens, mais paralysée ; stigmatisée de l'étiquette "en banqueroute" quand c'est le système dont elle souffre, le véritable banqueroutier.

Lors donc qu'on vous conseillera de vivre selon vos moyens, répondez que vous l'avez toujours désiré, mais qu'on ne vous l'a encore jamais permis. Et invitez les beaux discoureurs à laisser leurs clichés pour un peu d'étude sérieuse. Peut-être apprendront-ils alors à blâmer le bourreau plutôt que la victime.

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