Théorie quantitative

le mercredi, 01 février 1939. Dans Cahiers du Crédit Social

Par le Dr EUGÈNE FORTIN, M.D.

Le volume de la monnaie et sa vitesse de circulation

On fait grand cas de la vitesse de circulation de la monnaie en rapport avec les crises. On dit : Quand la monnaie circule plus vite elle opère plus d'échanges dans le même temps, et par conséquent ce n'est pas tant l'augmentation du volume de la monnaie qu'il faut, comme sa circulation rapide.

Il y a moyen de s'entendre sur la plus grande efficacité de la monnaie en vue des échanges par sa circulation rapide, sans augmenter son volume ; il suffit de distinguer entre monnaie et monnaie. Si on veut parler de la quantité de billets de banques, je concède que son augmentation compte pour peu dans la reprise des affaires, tandis que l'accélération de sa vitesse de circulation y fait beaucoup.

En effet, le même billet de $10,00 qui passe dix fois dans la même main au cours d'un an va permettre 10 achats de $10.00 soit $100.00 pendant l'année, tandis que s'il ne passe que 5 fois dans la même main au cours d'un an, il n'achètera que pour $50.00.

Mais il resterait à savoir qu'est-ce qui fait que ce $10.00 circule plus vite dans un temps que dans l'autre.

Ce qui fait que les billets de banques circulent plus ou moins vite, c'est la plus ou moins grande générosité des banques à consentir des prêts, sous forme de crédits bancaires. Les billets ne sont là que comme serviteurs des crédits bancaires, ils sont là pour opérer le roulement des crédits, dépôts bancaires. Plus les banques avancent de crédits, plus les billets doivent circuler vite pour répondre aux exigences des affaires. La vitesse de circulation des billets diminue de même quand les banques raréfient les crédits.

Un exemple ferait peut-être mieux saisir ce rapport qui existe entre les crédits bancaires, c'est-à-dire prêts consentis, dépôts bancaires, et la vitesse de circulation des billets de banques.

Le fonctionnement du système monétaire peut se comparer avec avantage à celui d'une automobile.

Disons que le réservoir à essence tient lieu de la responsabilité de crédit bancaires. Si le réservoir est plein, la disponibilité est grande. Les roues de la machine sont les billets de banques au service des crédits bancaires, l'essence.

Le chauffeur n'est autre que le banquier. La route à parcourir, c'est le volume des produits à écouler, à échanger.

Si le chauffeur (le banquier) donne plus d'essence (de crédits), les roues (les billets,) sans se multiplier, tournent, (circulent) plus vite, dévorent plus de chemin dans le même temps, (opèrent plus d'échanges dans le même temps).

Si le chauffeur (le banquier) ne considère que son caprice (son profit) pour décider l'avance de gaz (de crédits), les roues (les billets) iront plus ou moins vite selon que ça paye ou que ça ne paye pas. Si le chauffeur (le banquier) se guide sur le besoin des occupants de la machine (des habitants d'un pays), il réglera la vitesse d'après le désir des occupants de la machine de parcourir telle route dans tel temps (d'échanger telle quantité de produits suivant les besoins des consommateurs du pays).

Voilà le rôle des billets par rapport aux crédits bancaires. Ce sont des serviteurs aveugles qu'il est inutile de molester pour leur faire rendre davantage. Ils sont en service commandé.

En 1928 le chauffeur (le banquier), voyant toujours des profits à encaisser, n'a pas tenu compte de l'équilibre à maintenir entre le volume de la monnaie (dans son sens le plus général) et le volume de la production. Les yeux fixés sur les profits, il n'a pas craint de faire de l'inflation.

Un chauffeur qui ne tient pas compte de l'état de la route, ni des règlements de la circulation, mais ne considère que son caprice, atteint souvent une vitesse fabuleuse. Mas au bout de la route il y a la courbe, le poteau de téléphone, le krach de la bourse de 1929. Suit la catastrophe, des morts, des blessés, le système monétaire, pardon, la machine toute détraquée, les faillites, les suicides, les ruines morales et physiques et toujours la route économique de la vie à poursuivre, mais alors dans une automobile, pardon, avec un système monétaire tout démantibulé. Ce n'est plus le système, pardon, la machine qui porte les occupants, mais bien ces derniers qui poussent, qui poussent. Et depuis neuf ans que tu pousses, Baptiste, regarde en arrière cette longue route, pardon, ces montagnes de produits et tout près, ces milliers d'humains couverts de haillons et mourant de faim. Ils demandent à grands cris une nouvelle machine, pardon, un nouveau système monétaire, pour continuer leur pèlerinage. Non, pour utiliser tant de produits qui se perdent et qu'il serait possible d'augmenter encore. On les traite de fous, d'illuminés, d'utopistes, de communistes. Un jour viendra, qui n'est pas éloigné, où l'on saura où sont les fous.

La logique a-t-elle un âge ?

Dans son numéro de septembre 1938, l'Action-Nationale publiait un article contre le Crédit Social, sous la signature de Frs. Albert Angers.

Si j'ai bonne souvenance, M. Louis Even à déjà fait une trouée dans l'obscure miroir de ce troublant économiste.

Je voudrais qu'il me soit permis de relever une des nombreuses erreurs que M. Angers a réussi à loger dans un si court espace.

Ce monsieur prétend que le “Crédit Socialiste" (Comme c'est petit et couillon cette expression-là sous votre plume. Vous n'êtes pas logique, Angers : vous dites qu'à la semaine sociale tenue à St-Hyacinthe, on a reconnu que le Crédit Social n'avait rien qui pêchât contre la doctrine catholique. Pourtant vous collez perfidement au Crédit Social une finale qui lui donnerait une teinte de communisme) méconnaît le facteur vitesse de circulation de la monnaie. Il appert à vous lire que vous n'avez vous-même rien compris à la chose. Vous étiez un des auditeurs de Henry Hornbostel du 18 mars au 18 avril 1935.Élève docile.

Dès sa première conférence, ce savant économiste avait prévenu ses auditeurs qu'on ne le comprendrait probablement pas. Il a réitéré son avertissement quand il aborda la question de la théorie quantitative de la monnaie. Peu s'en fallût qu'il avouật n'y rien comprendre lui-même.

De toute façon sa conclusion était que la théorie quantitative de la monnaie, malgré qu'elle soit d'une logique élégante, ne correspondait plus aux faits économiques.

Remarquez que je dis "ne correspondait plus" ; cela suppose que Henry Hornbostel admettait que la théorie avait déjà, dans le passé, correspondu aux faits économiques. Puis sur les dernières années, sans qu'on cherche à se l'expliquer, la théorie avait cessé d'être logique ; on la mit de côté pour se replonger dans les ténèbres de l'à peu-près. Depuis quand la logique a-t-elle un âge, et doit-elle mourir ? Depuis que l'on a décidé de lui substituer la bêtise.

La logique réinstallée sur son trône

Si vous relisez la conférence de H. Hornbostel sur le sujet, vous remarquez qu'aussi longtemps que les billets de banque ont tenu le haut du pavé dans les affaires, les négociations, la logique de la théorie quantitative de la monnaie correspondait aux faits économiques.

La théorie à cessé de correspondre petit à petit aux faits, au fur et à mesure que la monnaie scripturale, la monnaie-chèque, tirée sur les crédits bancaires, a pris la place du billet de banque dans les affaires. Et plus cette monnaie-chèque prenait de l'importance avec l'ère des dépôts-crédits bancaires, plus le billet de banque se trouvait réduit à jouer un rôle inférieur dans le commerce et les échanges. Au point qu'aujourd'hui il suffit de 250 millions de billets de banques pour servir le roulement des crédits-dépôts. Oubliant cette transposition dans les rôles respectifs de la monnaie-chèque et de la monnaie tangible (billets de banque), on voudrait encore expliquer la théorie quantitative de la monnaie d'après le volume de la monnaie dite tangible et ça ne va plus du tout. On dit qu'il y a eu des hausses de prix auxquelles ne correspondait pas une augmentation du volume de monnaie. Également pour les baisses de prix.

Seulement dans ce rapport entre les hausses et baisses des prix, on omet de tenir compte de la monnaie qui agit sous forme de crédits consentis (dépôts bancaires). Il est pourtant remarquable qu'en 1929, alors que la monnaie tangible était sensiblement de même volume qu'aujourd'hui, mais que les crédits consentis par les banques (crédits qui constituaient de la monnaie) se chiffraient par milliards de plus que de nos jours, les prix des produits correspondaient réellement à cette augmentation du stock monétaire (dans son sens le plus large). Et aujourd'hui que l'on connaît une diminution marquée des crédits-dépôts bancaires, n'est-ce pas que les prix ont aussi battu la marche descendante ?

La théorie demeure avec sa logique éternelle et trouve son application dans les faits économiques. Tout au plus y a-t-il quelques petits écarts dus aux exactions des profiteurs qui, sous l'œil paterne de nos gouvernants, se vautrent dans de honteux profits.

Non, Monsieur Angers, le "crédit-socialiste" tient compte de la vitesse de circulation de la monnaie. Mas il reconnaît que ce qui fait circuler plus ou moins vite le billet de banque, ce sont les plus ou moins grandes avances de crédits faites par les banques. Quand les banques étendent les crédits, le billet, dont le nombre n'est pas changé, doit circuler plus vite pour répondre au besoin des affaires. Mais pour que les affaires marchent tant bien que mal, il faut au moins qu'il y ait une certaine proportion entre le volume des produits à changer et le volume de la monnaie, comprenant crédits et monnaie tangible. Et plus cette proportion se rapprochera de l'équilibre, mieux ça ira sur notre planète économique.

Il vous faudra d'autres cartouches que celles-là pour abattre le "Crédit-Socialiste," Monsieur Angers. Et si vous n'y prenez garde l'actualité économique aura à se plaindre d'avantage du fléchissement des esprits.

* * *

Nouvelle apparition de Monsieur Angers

Monsieur Angers a rechargé sa cartouchière ; il nous revient dans l'Action Nationale de janvier 1939. Cette fois, en bon garçon, il a délaissé le crédit-socialiste pour reconnaître le créditiste. C'est une concession. Il s'en dédommage en écrivant que les créditistes procèdent évidemment des philosophes à la Jean-Jacques, des libéraux, des communistes et des Américains. Nous ne savons quel sens donner aux mots libéraux et Américains ; mais quant aux deux autres, les Jean-Jacques et les communistes, on connaît le classement : nous voilà bien piteusement casés, et le Père Lévesque aussi, et les nombreux curés et vicaires que je pourrais nommer à Monsieur Angers, et des hommes de plus en plus nombreux dans toutes les classes de la société ; parce que pendant que Monsieur Angers discute A plus B, le Crédit Social fait des milliers d'adhérents, les "esprits fléchissent" pendant que le sien joue au Don Quichotte.

Monsieur Angers en est encore à demander de prouver qu'on manque d'argent. Qu'est-ce qui manque à part de ça, Monsieur Angers, pour terminer l'Université de Montréal qui doit bien vous intéresser un peu ? Monsieur Angers en est encore à vouloir asseoir la monnaie sur l'or, afin que celui qui détient l'or puisse l'utiliser comme métal quand la monnaie perd sa valeur. Qui donc détient de l'or aujourd'hui ? Changeriez-vous un dollar en papier contre 25 sous en or ?

Monsieurs Angers, à la façon du maître de Sancho, se forge un ennemi et fonce dessus à magnifique allure. Le voilà qui nous fait dire qu'il faut dans le pays autant de monnaie qu'il se fait de production dans une année ; puis il pose la question : pourquoi une année ? Il s'attaque à l'inflation allemande, comme si le Crédit Social avait été mis à l'essai en Allemagne en 1923. Il parle de dictature comme si le Crédit Social faisait naître l'argent entre les mains de l'État. Il parle d'une foule d'employés d'État nécessités par un régime créditiste, comme si ce n'est pas le contraire qu'on peut attendre d'un régime où, les produits agricoles et industriels se vendant, la multitude et la variété des emplois arrêtera la course au fonctionnariat et aux emplois gouvernementaux qui caractérise notre époque de monnaie rare et de production paralysée. Il croit au péché originel, nous aussi. Mais nous n'allons pas jusqu'à croire qu'un homme va s'allonger toute la journée, content de $20 par mois, et renoncer à un salaire de cent ou cent cinquante dollars par mois. Lui-même ne ferait pas cela, sans doute, mais c'est des autres qu'il parle. Et quand on dit à Monsieur Angers que les différences sociales doivent partir, non de zéro, mais de la satisfaction des besoins essentiels, assez généralement évaluée à $20 de biens par mois, il nous fait dire que ça va commencer, non à $20 par mois, mais à 3600 dollars par an. Pour lui, quinze personnes dans une famille, ça ne coûte pas plus cher à entretenir qu'un célibataire ; probablement qu'il les chausse tous ensemble dans la même paire de bottines, ou que le repas de toute la maisonnée se compose d'une tranche de pain et d'une couple d'œufs frits servis dans la même assiette.

Vraiment, nous sommes trop matérialistes pour suivre Monsieur Angers dans son dédale. Retenons qu'il croit la monnaie rare nécessaire pour garder le monde dans la vertu. À ce compte, le banquier est le plus grand auxiliaire de l'Église ; les tables du Décalogue auraient pu rester en miettes et le veau d'or être proclamé ce qu'il est de fait assez exactement, le grand régulateur de la vie des hommes.

Revenez-nous, Monsieur Angers, si ça vous fait plaisir ; mais vraiment nous ne promettons pas de nous amuser longuement avec vous, d'autre chose plus utile réclame nos activités.

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