Richesse et monnaie — Actif et passif

Louis Even le dimanche, 01 janvier 1961. Dans Crédit Social

Les créditistes parlent beaucoup du système d'argent. Du crédit financier qui sert d'argent. Ils blâment la restriction du crédit, en face de possibilités physiques répondant à des besoins. Ils réclament un système d'argent qui serve au lieu d'entraver.

Cette insistance de la part des créditistes les fait parfois traités de gens qui prennent l'argent pour la richesse, qui attribue à l'argent le pouvoir magique de faire sortir la production du néant, de remplacer les fermes, les mines, les usines, le transport, les activités professionnelles. Rien n'est plus faux : les créditistes savent mieux que quiconque faire la distinction entre la richesse et l'argent ; entre la richesse qui est une réalité et l'argent qui n'en est que la représentation chiffrée ; entre la source de la richesse et la source de l'argent.

L'argent, un permis

Si l'argent est un chiffrage de la richesse, c'est aussi un permis pour mettre en oeuvre des moyens de production d'où sortira la richesse, ou pour puiser aux produits et services offerts qui sont une richesse quand ils répondent à des besoins. Mais ce permis n'est pas la richesse, pas plus qu'un permis de mettre son auto sur la route n'est l'auto ni la route ; pas plus qu'un billet de théâtre n'est un théâtre ni un siège ; pas plus qu'un billet de chemin de fer n'est le train.

Un permis n'a de valeur que si la chose qu'il permet existe. Une licence d'auto ne servirait à rien si la voiture n'existait pas, ou s'il n'y avait pas de route carrossable. Un billet de théâtre serait inutile si le théâtre n'existait pas ou s'il n'y avait rien à présenter. Et à quoi servirait un billet de chemin de fer sans train ?

D'autre part, que penseraient les automobilistes si, demandant une licence pour leur voiture, ils se faisaient dire qu'on ne peut leur en fournir parce qu'il n'y en a plus ?

Ou encore, imaginons le cas suivant. Vous vous présentez à une gare de chemin de fer : "Un billet pour Toronto, s'il vous plaît." On vous répond : "Regrettable, mais il ne reste plus de billets." — "Comment ! Tous les trains sont-ils remplis à pleine capacité ? - "Pas du tout, à peine le quart des sièges est occupé ; ce ne sont pas les wagons ni les places qui manquent, ce sont les billets."... Vous penseriez certainement avoir affaire à une compagnie d'imbéciles, n'est-ce-pas ?

C'est pourquoi le permis a son importance quand la chose à utiliser existe. C'est pourquoi l'argent a son importance pour permettre de puiser à une richesse offerte ou de mobiliser une richesse potentielle. Et si l'argent est refusé ou rationné devant une richesse abondante, on peut se demander si les contrôleurs du permis-argent sont des imbéciles ou des malfaiteurs.

Actif et passif

Mais, encore une fois, ce n'est pas l'argent qui est la richesse. En tant que permis d'obtenir les produits, l'argent joue même un rôle exactement contraire à celui du producteur de richesse. Le permis de consommer est un permis de détruire.

J'achète d'un cultivateur un sac de pommes de terre pour $10. Le sac de pommes de terre est une richesse, sortie du sol et du travail du cultivateur. Mon $10 était un permis de me procurer des biens, à mon choix, pour la valeur de $10.00. Je l'ai appliqué au sac de pommes de terre. Cette richesse du cultivateur va être consommée par ma famille, donc détruite. Mon $10 a été un permis de détruire la richesse.

Sans doute, pour moi et ma famille, le permis était un actif ; sans lui, je n'aurais pas pu me procurer cette richesse alimentaire. Mais il reste que mon argent a fait le contraire de la production. Si le $10.00 était un actif pour moi, il a été un passif vis-à-vis de la richesse.

Actif Passif
Population, éducation morale, i.e. Potentiel humain Dette nationale
Ligne de conduite Banquiers (créateurs potentiels de la demandes effective)
Organisation Sociétés d'assurances (détenteurs d'hypothèques et d'obligations)
Richesses naturelles Agent sur demande
Puissance motrice développée Taxation pour services publics
Usines, Chemins de fer, Bâtiments, Outillage, etc.  
"Goodwill" (tradition, réputation, etc.)  
Développements et progrès  
Biens consommables  

 

Ce qui est vrai de mon $10.00 par rapport au sac de pommes de terre est vrai de tout l'argent du pays par rapport à toute la richesse du pays.

Dans le bilan conforme à la réalité économique, il faudrait classer comme actif toute production et toute source de production et richesse ; et classer comme passif, tout argent et toute source d'argent conférant une demande effective, un droit sur la richesse.

C'est ce qu'a fait Douglas dans celui de ses ouvrages pour lequel il exprima sa préférence, The Monopoly of Credit (Le Monopole du Crédit), page 22 de la troisième édition, où il présente ainsi les items d'un bilan de "Grande Bretagne Limitée" :

Ce tableau n'est certainement pas conforme à la manière usitée pour présenter les bilans nationaux, mais il est conforme au réel, à la nature des faits. Le Crédit Social considère toujours les choses en rapport avec les réalités économiques — ce que ne savent pas faire les économistes orthodoxes ni les routiniers de la politique.

La base du crédit financier

 Il est absurde de prétendre que le Crédit financier, émis par les banques, est basé sur le numéraire (argent tangible, de métal ou de papier) possédé par les banques. L'argent tangible est un passif. Le crédit financier, ou argent scriptural, est lui aussi un passif. On ne base pas un passif sur un passif.

Si les banques observent une certaine proportion entre le numéraire et l'argent scriptural, c'est simplement à cause du pourcentage des chèques que les bénéficiaires de ces chèques encaissent au guichet des banques au lieu de les déposer à leur compte. Mais, ni le crédit financier, ni le numéraire lui-même, n'auraient aucune valeur sans un actif pour y correspondre.

Dans leur étude présentée devant un "seminar" créditiste tenu à Melbourne (Australie) le 24 septembre 1960, M. W. R. Browning, lui-même créditiste de longue date et un des premiers qui aient écrit sur le Crédit Social en Australie, disait fort bien :

"Un prêt bancaire n'a de valeur que si la communauté a déjà produit de la richesse et des services que ce prêt peut acheter. La seule limite naturelle à la création du crédit financier est donc la capacité qu'a la communauté d'honorer ce crédit. Toutes les ressources et la richesse de la communauté peuvent donc être considérées comme un actif, contre lequel tout l'argent et tout le crédit sont un passif".

C'est ce que nous venons d'expliquer plus haut. Monsieur Browning ajoute :

"Tout ce qui est physiquement possible est financièrement possible".

Si l'on ne constate pas cela dans la pratique, si des choses physiquement possibles et demandées par la population ne sont pas réalisées faute de finance, c'est simplement parce que les contrôleurs de l'argent et du crédit dressent un obstacle artificiel.

Monsieur Browning continue toujours, en considérant les choses sur le plan naturel :

"À tous les points de vue, la communauté est donc propriétaire ultime et créancière de tout le crédit créé par les banques. Cette relation morale devrait être exprimée légalement. De même que l'emprunteur s'endette envers la banque, de même la banque devrait être endettée envers le public ; et cette relation devrait trouver son expression dans un système de comptabilité nationale.

"Les banques, qu'elles soient privées ou nationales, devraient contracter une dette envers le Trésor pour chaque prêt qu'elles accordent par création de crédit, et elles seraient libérées de cette dette lors du remboursement de l'emprunt. De cette façon, les banques, privées et nationales, tout en gardant leur propriété et leur administration, feraient office d'agents du gouvernement au nom du public, et la souveraineté financière du gouvernement se trouverait fermement établie".

Une comptabilité conforme aux faits

M. Browning ne propose là ni confiscation, ni nationalisation des banques. Pas même changement dans la méthode d'octroi de prêts bancaires par des créations de crédit. Pas même un changement dans les relations de l'emprunteur avec la banque. Mais il demande que le banquier cesse de se considérer comme le propriétaire du crédit financier qu'il émet. Ce crédit financier n'est qu'une expression chiffrée du crédit réel qui appartient à la communauté. C'est une permission d'utiliser la capacité de production du pays, qui est un bien de la nation et non pas du banquier.

Quand le banquier crée et prête du crédit financier, c'est un bien de la communauté qu'il exprime en chiffres qu'il prête, chiffres que la population convient de reconnaître au même titre que l'argent. C'est donc, en fait, la communauté, la population du pays, qui prête par l'intermédiaire de la banque. La banque n'est en cela que l'agent de la communauté ; ou, si l'on veut, l'agent du Trésor, service de la communauté administré par son gouvernement.

Ce que le banquier prête n'est pas son argent propre ni celui des épargnants. C'est le crédit de la nation, dont le Trésor est dépositaire attitré et gardien. Le Trésor est donc créancier, et le banquier débiteur envers le Trésor, pour la somme ainsi chiffrée. Comme ce crédit est ensuite prêté par le banquier à l'emprunteur, le banquier devient créancier par rapport à l'emprunteur, et l'emprunteur devient débiteur vis-à-vis le banquier. Mais c'est toujours une propriété du public qui est ainsi prêtée.

Lorsque l'emprunteur rembourse au banquier, l'emprunteur cesse d'être débiteur envers le banquier. Annulé le remboursement, ce montant de crédit cesse de tirer sur un bien de la communauté, et le banquier est lui-même libéré de sa dette envers le Trésor.

Tout cela devrait être exprimé par une comptabilité nationale, tenue soit par le Trésor, soit par la Banque du Canada fonctionnant comme agent du Trésor.

La technique d'une telle comptabilité ne peut être un problème, une fois la décision prise et l'ordre transmis. Si le système est capable d'établir une comptabilité monétaire faussant les réalités, il est au moins aussi capable d'établir une comptabilité monétaire en conformité avec les réalités. Pour la population et le gouvernement qui la représente, ce n'est nullement une question d'expertise, mais une question de décision.

Louis Even

Vers Demain 1er janvier 1961

Louis Even

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