Question ouvrière, problème d'argent

Louis Even le lundi, 01 novembre 1943. Dans Sous le Signe de l'Abondance

Sous le signe de l'Abondance - Chapitre 35

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(Causerie de Louis Even à la radio, reproduite dans Vers Demain du 1er novembre 1943.)

Le salarié

L'industrie moderne a fait naître les grandes agglomérations ouvrières, qu'un auteur appelle les casernes du prolétariat. Notre Nouvelle-France a sa large part de ces casernes, qu'on a érigées avec beaucoup d'enthousiasme, en rendant hommage au capital étranger qui daignait enfin venir enrégimenter les fils et les filles de chez nous.

Prolétaires des papeteries et des pulperies. Prolétaires des textiles. Prolétaires des mines. Prolétaires de l'amiante. Prolétaires de l'aluminium. Prolétaires multipliés au régime du développement de nos ressources naturelles au bénéfice d'exploitants internationaux.

Ne possédant plus un coin de sol pour en tirer leur nourriture, ces anciens cultivateurs ou fils de cultivateurs n'ont rien, absolument rien que ce que leur salaire peut acheter, pour vivre et faire vivre leurs familles.

Le salaire devient dès lors l'arme par laquelle l'employeur d'hommes peut manœuvrer ses employés à son gré.

Pas plus que l'esclave d'autrefois, le salarié d'aujourd'hui n'est réellement libre d'accepter ou de refuser les conditions de travail du maître, devenu le patron.

Sans doute que l'ouvrier peut refuser de servir, sans doute qu'il peut quitter son employeur. Mais, en même temps, c'est le pain qui quitte sa table, c'est la misère qui s'installe à son foyer.

Sans doute que l'ouvrier peut rencontrer son patron et lui exposer ses griefs, lui démontrer comment le salaire touché est insuffisant, en face des prix, pour lui permettre, à lui et aux siens, une honnête subsistance. Mais le patron est-il beaucoup plus indépendant que l'ouvrier ?

Le patron n'est pas le maître absolu de l'entreprise. Il y a le financier qui, bon an mal an, réclame la fécondité de son argent. Dès le jour de son entrée dans la circulation, l'argent ne réclame-t-il pas une progéniture ?

Le salaire et les prix

La vie du patron exige déjà un profit. La fécondité de l'argent exige encore plus péremptoirement des profits.

Pour avoir des profits, la première condition de l'industrie est de vendre ses produits. Pour vendre, il faut offrir ses produits à un prix qui puisse soutenir la concurrence des autres producteurs. L'ouvrier peut l'oublier, le patron doit s'en souvenir constamment ou il se le fait violemment rappeler par la menace de la ruine.

Or, si le patron augmente le salaire de ses ouvriers, il doit nécessairement augmenter le prix de vente de ses produits — sinon sa comptabilité se soldera à l'encre rouge et il devra envisager une liquidation.

Et si le patron augmente ses prix de vente, pour couvrir les augmentations de salaires, pourra-t-il vendre en face de la concurrence ? Et s'il ne vend pas ou s'il vend moins, c'est la diminution de son personnel, en attendant la solde à l'encre rouge et la fermeture totale de ses ateliers, plaçant à la fois employeurs et employés en face d'une huche vide ou aux crochets des voisins ou des administrations publiques.

Sans doute que les ouvriers de toute une industrie peuvent s'unir pour réclamer une augmentation de salaires ; sans doute que les patrons de toute cette industrie peuvent s'entendre, convenir d'une augmentation générale des salaires et d'une augmentation parallèle des prix de vente dans toute cette industrie. L'obstacle de la concurrence disparaît par ce cartel.

Mais quel sera le résultat ? Qui soldera l'augmentation des prix de vente, sinon le consommateur — le consommateur qui devra ou se priver des articles majorés, ou les payer au prix majoré et se priver sur d'autres articles ? Dans l'un et l'autre cas, un chômage au moins partiel frappera au moins une section du monde ouvrier et patronal.

Les secteurs qui augmentent ainsi leurs salaires et les couvrent par des augmentations du prix de leurs produits, bénéficient temporairement. Mais en face de ces prix majorés, les autres secteurs s'agiteront certainement jusqu'à ce qu'ils obtiennent une augmentation correspondante. C'est le renchérissement général qui pince tous les consommateurs. Or le monde consommateur, n'est-ce pas majoritairement le monde ouvrier lui-même ?

Que me sert-il de toucher 5 pour cent de plus en salaire, si le prix des produits est augmenté de 5 pour cent ? Ou si je dois chômer une journée ou deux par semaine, ou deux ou trois mois par année ?

L'abondance oubliée

Et pendant que le financier, l'entrepreneur et l'employé sont ainsi à couteaux tirés, pour déterminer quelle part ira à l'un, quelle part à l'autre, pendant ce temps-là, des montagnes de produits restent sans preneurs.

On se rebiffe, on se syndique, on s'envoie mutuellement des ultimatums, on réclame ou on refuse des cours d'arbitrage, on discute, on remet, on signe des accords provisoires, on les contourne, on recommence les luttes, on entre en grèves, on déclare des lockouts, on monte des assemblées, on prononce des discours virulents, des haines s'avivent, des moralistes prêchent, des agitateurs montrent les vitrines et les belles demeures, des gouvernements se préparent à mobiliser des troupes, des masses se tournent vers le communisme, des capitaux s'effraient, des enfants meurent de faim, des femmes se désespèrent, des hommes se suicident, des chrétiens se damnent, tout cela parce qu'on n'arrive pas à donner satisfaction en essayant de répartir une production de deux milliards, alors qu'au moins deux autres milliards sollicitent vainement des consommateurs et que d'autres milliards n'attendent qu'une demande effective pour prendre existence.

Trois hommes se battent à mort, autour d'une livre de pain, alors que deux autres livres de pain moisissent sous leurs yeux parce que personne ne songe à s'en servir.

La lutte autour du signe

Tout le problème économique moderne est là — le problème ouvrier comme les autres : on a déplacé la question économique de la chose vers le signe. On s'entredéchire pour un argent rare, au lieu de fraterniser pour jouir d'une production abondante.

On pense en piastres, au lieu de penser en blé, en vêtements, en chaussures, en maisons, en produits de toutes sortes. Parce qu'on pense en piastres, et que le banquier rend les piastres rares, on pense en termes de rareté.

Il serait si facile de satisfaire tout le monde, d'établir paix et entente entre producteurs patronaux et producteurs ouvriers, si l'argent à répartir était aussi abondant que la production offerte.

Aurait-on besoin de tribunaux d'arbitrage, ou de mesures de violence, pour décider combien de minots de blé, combien de livres de fromage seront le lot du patron, et combien seront le lot de l'ouvrier, quand patrons et ouvriers ensemble sont incapables de consommer tout le blé et le fromage que peut fournir la production même freinée du pays ?

Faudrait-il tant de luttes pour décider combien de paires de chaussures pourra s'approprier le patron et combien en pourra prendre l'ouvrier, lorsque les manufactures de chaussures doivent fermer parce qu'il y a trop de chaussures dans le pays ?

Et ainsi du bois de chauffage, et ainsi de l'espace et des matériaux pour bâtir des maisons, et ainsi des meubles, et ainsi de toutes choses.

Pourquoi ne pas voir les belles réalités ?

Il y en a tant et tant pour mettre l'abondance partout. Mais la distribution de toutes ces choses est liée au signe argent. Et on s'arrête au signe argent. On trouve le signe argent rare et on accepte les décrets de ceux qui le rendent rare sans raison. On ne voit plus les choses abondantes.

C'est Dieu, et les bras et les cerveaux des hommes qui ont fait les choses abondantes. On ferme les yeux sur les dons de la Providence généreuse, on ferme les yeux sur les fruits du génie et du labeur humains et on les fixe sur la rareté de l'argent, et l'on s'obstine à la lutte pour l'argent rare.

Quand donc allez-vous ouvrir les yeux sur les belles réalités, au lieu de les river sur des signes artificiels, vous, sociologues, vous chefs ouvriers, qui dépensez tant d'énergie autour de la répartition des piastres ?

Que ne consacrez-vous un dixième de ces énergies à exiger que les faiseurs de piastres sortent des piastres en rapport avec ce que l'agriculteur sort de son champ, en rapport avec ce que le patron, l'ouvrier et la machine sortent de l'usine ?

Les piastres canadiennes abondantes comme la production canadienne. Les piastres canadiennes dans les maisons canadiennes, pour acheter la production canadienne.

Si le sol obéit à la charrue du cultivateur, si le tour obéit au mécanicien, pourquoi les piastres n'obéiraient-elles pas à une comptabilité nationale exacte ?

Un progrès qui mortifie

Puis voici qu'un cerveau humain, ajoutant ses recherches personnelles aux recherches et aux acquisitions de siècles d'étude, met au monde une machine nouvelle. La machine va faire l'ouvrage de vingt ouvriers et réclamer l'attention d'un seul.

Pour le patron, c'est un avantage. Pour l'ouvrier, c'est une terreur. Pourquoi ? Puisque la machine fournit le produit, en dispensant du travail de l'homme, et puisque le produit est fait pour l'homme, l'homme devrait avoir le produit autrement que par son salaire — au moins dans la proportion où le produit vient sans son travail.

Nouveau problème pour l'ouvrier, que son déplacement par la machine. Problème qui ne sera jamais réglé par des échelles de salaires, puisque le salarié est supprimé par la mécanisation.

Des chefs qui baisent leurs chaînes

Que font les experts des questions ouvrières pour porter aux familles la production de plus en plus abondante dissociée du labeur humain, donc dissociée du salaire ?

Des unions ouvrières neutres, depuis 75 ans ; des syndicats catholiques chez nous, depuis trente ans, s'organisent et luttent. Pourquoi ? Est-ce que leurs activités ne se ratatinent pas sur les moyens d'obtenir une plus grosse part du signe rare, une plus grosse part des piastres en quantité artificiellement limitée ? Quand ont-ils songé à demander d'abord un total de piastres réglé par le total de la production, manuelle ou mécanique ?

N'a-t-on pas fréquemment vu, au contraire, les autorités de ces unions et syndicats éliminer attentivement, ou interdire formellement, toute discussion sur ce sujet ?

L'argent est rare, ils en conviennent. Le patron est, comme eux, esclave de la rareté d'argent, ils doivent bien en convenir encore. Mais ils acceptent cet esclavage et déploient leurs qualités militantes dans la lutte entre esclaves. Ils admettent la rareté artificielle et se disputent les rations.

Demander la libération de l'abondance, ce serait donner dans le Crédit Social, ce serait faire de la politique !

Accepter le système absurde d'argent rare en face d'une production abondante, ce n'est pas faire de la politique ; mais demander un système plus exact et plus social, c'est faire de la politique. Ramper, ce n'est pas faire de la politique ; mais se redresser devant un désordre effarant, c'est faire de la politique. S'en prendre à des frères qui souffrent également de la rareté d'argent, ce n'est pas faire de la politique ; mais attaquer le système du banquier qui crée sans raison cette rareté d'argent, c'est faire de la politique.

Le maître de l'argent ne trouve-t-il pas de fameux protecteurs, chez ceux mêmes qui semblent s'apitoyer sur le sort de ses victimes ?

Chien courant après sa queue
Louis Even

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