Pourquoi subir servilement le non-sens financier?

Louis Even le vendredi, 01 août 1958. Dans Crédit Social

L’universel problème d’argent

Quel est le problème le plus général de la vie courante? Qu’il s’agisse des individus, des familles, des municipalités, des commissions scolaires, des fabriques paroissiales, de tous les corps publics comme des institutions privées, le casse-tête général, c’est le problème financier – trouver de l’argent.

Problème d’argent. Problème ni naturel ni surnaturel. Cultiver des légumes, élever des animaux, remplir les magasins de produits, transporter des hommes ou des choses, trouver des bras et du matériel pour bâtir – voilà qui pourrait être des problèmes naturels. Or, ils sont tous vite réglés aujourd’hui.

Mais le problème d’argent, problème que ni le bon Dieu ni la nature n’ont fait, problème artificiel fait de main d’homme, tout le monde s’en plaint et on continue de le subir comme on subit une sécheresse ou un ouragan.

L’argent est pourtant facile à produire quand ceux qui en ont l’autorité le décident. On en a eu l’exemple en 1939. Depuis dix années, toutes les nations civilisées étaient dans ce qu’on appelait la crise. Pas une crise de produits, ni de bras, on avait trop de tout cela. Pas une crise de température ni de Providence: rien n’avait changé de ce côté-là. Mais une crise d’argent. Individus, compagnies, gouvernements, manquaient d’argent. On chômait, faute d’argent pour payer le travail. On n’achetait pas, faute d’argent pour acheter les produits. Pourtant, tous ces pays-là embarquaient dans une guerre majeure, et une guerre moderne majeure demande des milliards.

Sitôt la guerre déclarée, le problème d’argent disparut. Dans tous les pays en guerre, on produisit tout l’argent qu’il fallait pour conduire la guerre, au fur et à mesure qu’on en avait besoin, tant qu’on avait des hommes et du matériel pour faire la guerre. Le «pas d’argent», qu’on entendait tous les jours avant la guerre, ne fut pas prononcé une seule fois pendant la guerre.

Comment donc le monde passa-t-il ainsi, subitement, de la crise d’argent à l’abondance d’argent pour la guerre? Comment? Mais en fabriquant l’argent qui manquait. Au Canada, dès la déclaration de guerre par un gouvernement à coffres vides, ce gouvernement se fit faire 80 millions de dollars, opération qui ne prit pas cinq minutes. D’autres millions suivirent, et l’on eut des milliards, tous les milliards voulus pour changer les chômeurs en soldats ou en fabricants de munitions, d’avions, de vaisseaux et autre attirail de guerre. Aux États-Unis, après Pearl Harbour, le président Roosevelt déclara qu’il ne permettrait pas au non-sens financier d’empêcher la nation de mettre tous ses hommes valides et tous ses moyens de production au service de la guerre.

Le non-sens financier, c’est la paralysie de la production et de la distribution de richesse pour manque de ces petites choses qu’on appelle piastres. Des piastres, qui ne sont point des ordonnances du ciel; des piastres qui ne sont point une affaire compliquée à produire, puisqu’elles sont venues du jour au lendemain quand on a secoué le non-sens financier pour entrer hardiment dans la grande tuerie mondiale.

Non-sens financier

 

Une décision et une goutte d’encre

Pour avoir de l’argent, ni le gouvernement canadien ni aucun autre gouvernement n’envoya les hommes dans les mines d’or. Les hommes, c’était pour l’armée et pour les munitions. Le gouvernement n’engagea même pas d’imprimeurs pour imprimer des dollars. C’est beaucoup plus simple que cela. Il demanda aux banquiers de lui faire de l’argent. En faire, mais oui. Depuis longtemps, les gens n’en avaient pas, ils ne pouvaient donc pas en épargner et en porter à la banque. Les réserves des banques étaient passablement à plat. Et pourtant, il fallait des millions, il fallait des milliards. Pas d’autre solution que d’en faire.

Pour faire l’argent voulu, les banques n’eurent pas à inventer une nouvelle méthode. Elles employèrent simplement la même technique qu’elles emploient toutes les fois qu’elles prêtent de grosses sommes d’argent à des industriels ou à des corps publics. Dans ces occasions-là, elles font l’argent qu’elles prêtent; elles créditent l’emprunteur sans débiter personne.

Vous savez tous ce que c’est qu’un compte de banque. Quand vous en avez un, vous pouvez payer sans sortir de l’argent de votre poche. Vous faites un chèque. Celui qui reçoit votre chèque peut le déposer à sa propre banque. Qu’arrivera-t-il? Votre compte sera diminué, et le sien sera augmenté. Il n’y aura eu besoin ni d’or, ni d’argent blanc, ni de nickel, ni de piastres en papier – rien qu’une addition dans un compte et une soustraction dans un autre compte, et c’est aussi bon. C’est avec cela que marchent les grosses affaires. C’est avec cela qu’on a financé la guerre.

Mais, direz-vous, pour avoir un compte de banque, il faut épargner et déposer. C’est une méthode. Mais il y en a une autre, celle des emprunts.

Supposons que je sois un gros industriel. Je veux agrandir mon usine. Il me faudrait tout de suite 100 000$. Je vais à la banque. Je m’arrange avec le gérant pour un emprunt de 100 000$. Il me demande des garanties, évidemment. Mais je n’apporte pas un sou à la banque. Le gérant me signe un papier. Je vais au caissier. Je dépose ce papier. Le caissier ouvre son livre, à mon compte, et il inscrit à mon crédit 100 000$. Je sors de la banque avec un compte de 100 000$, sur lequel je pourrai tirer des chèques au fur et à mesure que j’aurai des paiements à faire.

Voyez-vous: je n’ai pas fait ce compte-là par la méthode des épargnants. Sans apporter un sou à la banque, je sors quand même avec un compte de 100 000$, tout comme si j’avais apporté et déposé cette somme. Autre fait remarquable: pour me prêter cet argent-là, le banquier n’a pas sorti un sou de son tiroir; et il n’a pas diminué d’un seul sou le compte d’un seul autre client. Tout le monde en a autant qu’auparavant, et moi j’ai 100 000$ de plus. Un beau 100 000$ enlevé à personne, sorti de nulle part, et maintenant dans mon compte.

C’est un 100 000$ d’argent tout neuf, tout en chiffres, mais aussi bon que de l’or pour payer n’importe quoi. Ce 100 000$ a été fabriqué par le banquier, avec sa plume et une goutte d’encre, après qu’il a consenti à le faire. Une décision, un peu d’encre, et c’est tout.

C’est là la fabrication de l’argent moderne; et seule la banque fait cela. Le gouvernement, qui manque toujours d’argent, ne fait pas cela; il se classe inférieur au banquier!

Évidemment, j’aurai à rembourser le 100 000$ au banquier; même un peu plus à cause de l’intérêt. Quand je rembourserai, j’aurai retiré l’argent de la circulation; le fonds total à chèques dans le pays aura diminué de 100 000$, et un peu plus.

L’argent commence donc quand le banquier prête ce qu’il appelle des crédits, et qui est le principal argent moderne. Puis l’argent finit quand on le rembourse à la banque. Comme il faut que les remboursements soient plus gros que les prêts, il faut qu’il y ait continuellement des emprunts nouveaux, autrement il n’y aurait bien vite plus du tout d’argent. On vit donc avec de l’argent emprunté quelque part dans le système bancaire, donc parce que des individus ou des compagnies ou des corps publics s’endettent. Quand les prêts sont plus rapides que les remboursements, l’argent devient plus abondant. Quand les prêts deviennent plus difficiles et qu’il faut rembourser quand même, l’argent en circulation diminue; on appelle cela restriction du crédit. Si la restriction est aiguë et se prolonge, on appelle cela une crise, et le monde souffre devant une capacité de production abondante.

Chiffres contre chiffres

L’argent est fait pour payer, pour acheter. C’est essentiellement un titre donnant droit à des produits ou des services au choix. Ce titre est fait de chiffres. Chiffres gravés sur du métal, ou imprimés sur du papier, pour l’argent de poche. Chiffres inscrits dans des comptes de banque, pour le commerce et l’industrie.

Vous connaissez d’autres chiffres, qui s’appellent prix. Eux sont inscrits sur les étiquettes qui accompagnent les produits. Les chiffres qui sont des prix viennent aussi vite que les produits et en rapport avec les produits. Mais les chiffres qui sont de l’argent, dans nos poches ou dans nos comptes de banque, ne viennent point du tout aussi vite que les produits ni en rapport avec eux. C’est pour cela que tout le monde se plaint.

C’est pour cela que des gens se privent devant des produits abondants; ou bien qu’ils s’endettent et prennent des années à payer ce qui se fabrique pourtant en quelques jours, parfois en quelques heures. C’est pour cela que les municipalités et les commissions scolaires et d’autres corps publics sont toujours aux prises avec du manque d’argent ou avec des dettes, ne pouvant pas taxer davantage des gens qui manquent déjà d’argent pour faire vivre convenablement leurs familles. C’est pour cela que des maisons sont vendues pour les taxes. C’est pour cela que des produits agricoles se vendent mal ou pas du tout, alors qu’ils sont bons et désirés, parce que ceux qui les voudraient n’ont pas de quoi les payer.

C’est pour cela qu’il y a des chômeurs, qui aimeraient pourtant bien travailler – et il y a tant de choses à faire – mais on n’a pas de quoi les payer. C’est pour cela que les gens se chicanent partout, qu’ils cherchent à s’arracher les uns des autres l’argent qui est trop rare, alors qu’ils ne se chicanent jamais autour des produits dans les magasins, parce que ces produits sont abondants.

La solution saute aux yeux. C’est de mettre l’argent au même pas que les produits: beaucoup de produits, beaucoup d’argent; production facile, argent facile; produits devant les familles en besoin, argent dans les familles devant les produits.

Pour cela, il faut que le volume de l’argent et sa mise en circulation soient une affaire sociale – pas une affaire dépendant de profiteurs et conditionnée par eux en fonction de leurs intérêts.

C’est pourquoi nous demandons que l’argent soit mis au monde, selon les besoins et selon la production, par une banque nationale, ou un organisme national, existant pour le service et non pour le profit; tout comme la justice et les autres ministères publics existent pour le service de la nation et non pas pour le profit personnel des ministres ou des juges.

Mais les contrôleurs actuels de l’argent et du crédit tiennent à garder leurs privilèges et leur pouvoir. Ils exercent de grosses pressions contre tout changement. Tant qu’il n’y aura pas de la part du peuple une pression plus forte, ça ne changera pas.

C’est pourquoi nous engageons tous les citoyens, de n’importe quels partis, à s’unir et à faire sur les gouvernements des pressions croissantes et répétées pour que, sentant la force du peuple plus que celle des financiers, ils fassent sauter une fois pour toutes le non-sens financier, rendant l’argent conforme à la production et serviteur des individus, des familles, des corps publics. Ce sera la plus grande réforme de tous les temps, et elle vaut tous nos efforts.

Louis Even

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