Pour renseigner Édouard Lacroix

Louis Even le vendredi, 15 décembre 1944. Dans L'expérience albertaine Aberhart

Un électeur de la Beauce écrit à Édouard Lacroix, pour le presser de demander au gouverne­ment de Québec l'abolition de la taxe de vente provinciale et son remplacement par un octroi à l'acheteur sur les achats de produits de la province, comme en Alberta.

Le député répond :

"Je n'ai pas assez étudié l'affaire de l'Alberta pour croire que l'on puisse dans la province de Québec refuser de payer les dettes de la pro­vince et donner des octrois. J'ai compris que la province de l'Alberta depuis quelques an­nées avait refusé de payer ses dettes en dehors de la province et c'est une politique que tout le monde dans la province de Québec n'admet pas, surtout ceux qui ont été montrés dans le bas âge à payer lorsqu'on doit comme nous l'ordonne la religion catholique."

Voilà comment le député condamne au nom de la religion catholique ce qui se fait en Alberta, alors qu'il vient de dire qu'il n'a pas assez étudié l'affaire de l'Alberta ! On ne devrait pas sortir de gros ca­nons avant de savoir pourquoi on se bat.

À côté de la question

Mais nous devons d'abord dire au député qu'il est sorti de la question dans sa réponse. Son élec­teur lui demande l'abolition de la taxe de vente, pas du tout la répudiation de la dette. Puis il de­mande un octroi aux acheteurs sur les achats de produits de la province ; et cela non plus n'est pas une question de la dette publique.

En Alberta, une taxe de vente de 2 pour cent fut établie sous l'inspiration de James Magor, finan­cier montréalais que Bennett avait recommandé à Aberhart pour lui aider à mettre de l'ordre dans les finances de la province avant d'essayer un sys­tème créditiste. Bennett et Magor connaissaient les désirs des banquiers !

Mais, sous la pression des électeurs de la provin­ce, le gouvernement ne tarda pas à abolir cette taxe très impopulaire.

Puis, quelques mois plus tard, le gouvernement d'Edmonton établit les succursales du Trésor, par l'intermédiaire desquelles il accorde une prime aux acheteurs qui paient en se servant du mécanisme de ces succursales. L'octroi est actuellement de 2 pour cent, exactement l'inverse de la taxe de 2 pour cent : le gouvernement donne au lieu de prendre.

La dette de la province n'a rien, absolument rien à voir là-dedans. Le gouvernement de Québec pourrait établir un système semblable et payer un boni au moins aussi gros, sans refuser un seul dollar à ses créanciers.

Puisque Édouard Lacroix a touché un autre point dans sa réponse, il nous permettra bien aussi d'en toucher un autre en passant.

Lorsque le gouvernement créditiste prit le pou­voir en 1935, le trésor de la province était com­plètement à sec et face à des obligations. Pourtant, ce gouvernement créditiste a trouvé le moyen, depuis ce temps-là, de construire de belles routes modernes, et bien d'autres choses, sans emprunter un seul sou des banques, sans augmenter d'un seul dollar sa dette provinciale. Voilà qui pourrait tenter la curiosité du député de la Beauce : il sait dans quel état est la route No 23, au cœur de son comté, hachée sous deux régimes et demeurée dans le hachis depuis.

Quel gouvernement paie ses dettes ?

À la question des dettes, soulevée par Édouard Lacroix, nous répliquerions par une autre ques­tion : Quel gouvernement rembourse sa dette pu­blique ?

Les gouvernements paient chaque année des in­térêts sur leur dette publique, oui. Mais lesquels paient la dette elle-même ?

Demandez à Adélard Godbout de combien la dette de la province avait augmenté sous le pre­mier gouvernement Duplessis : il sera heureux de le crier.

Puis demandez à Maurice Duplessis, ou à son trésorier, Onésime Gagnon, de combien le gouver­nement Godbout a augmenté la dette publique de la province : il vous renseignera avec empresse­ment.

Ont-ils payé ou augmenté la dette publique ?

Mais en Alberta ? En Alberta, le gouvernement n'a certainement pas, lui non plus, payé sa dette publique. Mais il l'a tout de même diminuée pen­dant que les autres provinces augmentaient la leur. S'il l'a diminuée, c'est qu'il en a payé une partie sans emprunter à nouveau une autre somme aussi grosse.

Dans les autres provinces, si un gouvernement fait face à des échéances, il le fait en empruntant une somme au moins aussi grosse, puisque sa dette ne diminue pas, et qu'elle augmente au contraire.

Disons qu'on serait mal inspiré, sous le système actuel, de demander à un gouvernement de rem­bourser tout ce qu'il doit. C'est collectivement im­possible. Impossible, puisque :

    1. Tout argent en circulation est venu en circula­tion sous forme de dette ;

    2. Tout argent mis en circulation a créé une obli­gation de rembourser plus que l'argent mis en circulation.

Avec tout l'argent en circulation, employé jus­qu'au dernier sou pour rembourser la dette publi­que, il vous resterait encore à payer plus que vous auriez remboursé. Où prendriez-vous l'argent, quand il n'en resterait plus, à moins d'emprunter encore de ceux qui tiennent la source et de réaug­menter la dette d'autant ?

L'intérêt sur la dette publique

Mais c'est sans doute de l'intérêt sur la dette publique, et non de la dette elle-même, que veut parler Édouard Lacroix. On lui pardonnera ses imprécisions, puisqu'il n'a pas étudié la chose qu'il condamne quand même.

En 1936, en effet, le gouvernement de l'Alberta décidait de couper en deux le taux d'intérêt sur les obligations de la Province. D'où un cri de rage dans certains milieux et les appels aux quatre Évangiles pour condamner Aberhart au supplice éternel. Pouvait-on commettre pareil crime ? Que les intérêts humains soient oubliés, piétinés, cela se supporte, nos gouvernants de toutes couleurs l'ont supporté pendant dix années sans en perdre une nuit de sommeil. Mais les intérêts de l'argent ? Y toucher, c'est mettre l'univers en émoi !

Disons tout de suite que la réduction des taux d'intérêts n'est pas du tout de l'essence du Crédit Social. On peut très bien établir un régime crédi­tiste tout en continuant à servir les intérêts signés, jusqu'au jour de l'échéance de l'obligation, alors qu'on la rembourse en donnant tout bonnement au créancier le droit à une somme équivalente des produits du pays. C'est tout le sens de l'argent après tout, et le pays est capable de produire assez pour racheter ainsi toutes ses émissions d'obliga­tions l'une après l'autre. Mais le pays créditiste se garderait bien d'en signer d'autres.

La réduction des taux d'intérêts par décision d'un gouvernement n'est pas non plus chose nou­velle dans l'histoire. Aberhart ne l'a pas inventée. À titre d'exemple déjà ancien, on pourrait citer l'édit de 1715, en France, sous la régence du duc Philippe d'Orléans, abaissant à 4 pour cent l'intérêt de toutes les rentes constituées dans les quinze années précédentes, On le fit même avec un accom­pagnement d'ironie à l'égard des perdants :

"Nous ne doutons pas, disait l'édit, que les propriétaires de rentes n'aient compté eux-mêmes sur la réduction que nous voulons faire parce que le taux a dû leur en paraître excessif."

Pourquoi la réduction en Alberta ?

Mais les obligataires rationnés par l'Alberta n'ont point accepté la réduction de si bonne grâce. Pourquoi aussi le gouvernement albertain a-t-il fait cette coupure ? Et pourquoi l'a-t-il faite sans l'approbation des créanciers ? Allons sur les lieux : Voici un pionnier qui ouvre une terre en Alberta en 1910. Il a ses bras, ses connaissances agricoles et son courage. Mais pas d'argent. Il emprunte et trouve un banquier pour lui prêter, disons à sept pour cent.

Il est clair que, pour rencontrer cet intérêt, le fermier devra produire une récolte suffisamment abondante, et suffisamment bien vendue pour ren­contrer la somme annuelle, tout en faisant vivre sa famille. Et de fait, il y arrive, parce que la terre est bonne, parce qu'il travaille ferme et parce que le blé se vend plus d'un dollar le minot.

Mais vient 1930, 1931 et les années suivantes. La terre est aussi bonne, le fermier aussi compétent, la récolte aussi forte. Mais les contrôleurs suprêmes du volume de l'argent et du crédit ont fait la di­sette d'argent dans tous les pays civilisés. Mêmes estomacs partout, mêmes besoins partout, mais moins d'argent pour payer partout.

À cause de cela, le blé se vend mal, le prix baisse à moins de 50 sous le minot. Notre homme a beau se tourner et se retourner, il n'est pas capable de trouver la somme pour payer l'intérêt annuel. Il cultive du blé, il ne cultive pas d'argent.

Aberhart, homme d'humanisme et de bon sens, dit : Il n'est pas juste de payer le même intérêt. La piastre d'aujourd'hui a plus de valeur que la piastre d'hier. Quand le fermier donnait $100 à son créancier il y a dix ans, il lui donnait 100 minots de blé. Aujourd'hui, il suffit qu'il lui donne $50 pour lui donner encore 100 minots de blé. Si l'on ne veut pas admettre cette conclusion, qu'on s'en prenne aux manipulateurs du régime financier qui suppriment l'argent, pas au fermier qui continue à fournir du blé.

Toutefois, Aberhart, point barbare du tout, prie les créanciers individuels qui se trouvaient lésés de venir présenter leur cas au gouvernement. Mais voici que les champions de l'argent se constituent en comité de protection des détenteurs d'obliga­tions albertaines et donnent instruction à tous les obligataires de refuser l'offre du gouvernement et d'exiger le plein taux d'intérêt.

Les obligataires ferment l'oreille au gouverne­ment qui a 700,000 êtres humains à protéger con­tre la misère, et ils les ouvrent aux directives des protecteurs de piastres des cercles financiers de Montréal et Toronto.

Qui peut blâmer le gouvernement, dans ces con­ditions, de maintenir son point et de n'offrir que 3 ½ pour cent ? Serait-ce en mettant les fermiers en banqueroute, en confisquant leurs terres et en jetant femmes et enfants dans le chemin, que les créanciers auraient tiré plus d'intérêts sur leurs prêts ?

Évidemment, c'est le gouvernement, non pas le fermier, qui verse l'intérêt sur la dette publique. Mais, sous notre régime, le gouvernement n'a pas d'autre moyen que taxer pour rencontrer cet in­térêt. Et plus l'intérêt est élevé, plus la taxe est forte. C'est donc bien le fermier qui paie.

Le gouvernement de l'Alberta a continué au taux réduit. À cause de cela, la crise délibérément voulue par la haute finance ne s'est pas abattue rien que sur les travailleurs du sol, elle a aussi eu son contre-coup chez les prêteurs de piastres.

Et voilà ce qui scandalise Édouard Lacroix !

Ajoutons que les années ont radouci l'humeur du comité de protection des obligataires. Il y a aujourd'hui des échanges de propositions et contre­-propositions entre le gouvernement et les créan­ciers. Une entente aura sans doute lieu avant long­temps.

La piastre est une chose, monsieur Lacroix, mais l'homme est tout de même un peu plus.

Louis Even

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