Où mettre les produits ?

Louis Even le lundi, 15 novembre 1943. Dans Le Crédit Social enseigné par Louis Even

Embarrassés par l'abondance

À mesure que la guerre semble tirer vers sa fin, ceux qui ont encore une tête pour réfléchir com­mencent à prévoir les problèmes d'après-guerre.

Une perspective d'après-guerre qui devrait ré­jouir, mais qui assez curieusement sème l'angoisse, c'est la perspective de l'abondance.

Personne ne demande une minute : Après la guerre, où prendra-t-on les produits ? Pas du tout. Mais au contraire on se demande : Après la guerre, où mettra-t-on les produits ?

Tout le monde s'attend, avec raison, à une ca­pacité de production phénoménale. Depuis qu'il est en guerre, en effet, le Canada a multiplié sa pro­duction par trois, presque par quatre. Et il fournit cette production quadruplée, malgré que 730,000 de ses meilleurs hommes et jeunes gens sont sol­dats et ne produisent pas un brin de blé, pas une pomme de terre, pas un bouton, pas une épingle.

Que sera-ce lorsque tous ces hommes revien­dront, et lorsque les mains et les machines actuel­lement occupées à fabriquer des engins de destruc­tion seront employées à faire des produits pour mettre sur le marché ?

On se demandait déjà avant la guerre : Où met­tre tous ces produits ? Et parce qu'on ne trouvait où les mettre, on jetait le tiers de la population dans le chômage et la misère.

Et quand on aura quatre fois plus de produits à vendre ?

Pendant la guerre, on sait où mettre les produits. On les jette gratuitement sur la tête des Allemands et des Japonais, sans compter ce qu'on place gra­cieusement sur la table des Anglais.

Mais après la guerre ? Le lendemain de l'armis­tice, que ferons-nous des produits ? Que ferons-nous des travailleurs ?

Le culte de l'exportation

Un journaliste qui se croit inspiré écrivait dans L'Action Catholique — et bien d'autres comme lui dans d'autres journaux :

Il ne faudrait pas que les marchés si largement ouverts à la production canadienne lui soient fermés par le retour de la paix. Nos gouvernements feront bien de prendre des dispositions pour nous assurer la continuité des commandes de l'Angleterre et de tant de nations ruinées par les ravages de la guerre.

C'est-à-dire, n'est-ce pas : Si le Canada est au­jourd'hui affairé à fournir de quoi détruire, il de­vrait demain être affairé à fournir de quoi recons­truire. Et il faut à tout prix s'assurer le privilège de mettre la production canadienne au service des pays où la guerre aura créé des besoins.

Ô bienheureuse guerre, plus tu auras fait de dé­gâts, plus nous avons de chance de continuer à écouler nos produits lorsque la colombe de la paix aura rapporté au monde le rameau d'olivier ! La guerre a réglé le problème du chômage pendant quatre années. Puissent les ruines de la guerre être assez considérables pour le régler pendant quel­ques années encore après l'armistice !

Qu'on raisonne donc bien quand on cherche par-­dessus tout à tenir les travailleurs occupés !

Un chef politique qui aspire à diriger les desti­nées du pays disait récemment à la radio : "Notre parti verra à ouvrir des marchés à l'étranger pour les produits canadiens, par exemple dans les ré­publiques latines de l'Amérique du Sud."

Tout cela sonne fort bien dans les milieux où l'on considère le Canada prospère lorsque les Ca­nadiens travaillent très dur pour alimenter la con­sommation étrangère. C'est la hantise de l'embau­chage intégral, pour n'importe quoi, pourvu qu'il soit intégral. C'est la mystique de l'exportation. C'est le culte des balances de commerce dites fa­vorables.

Notre pays est prospère, paraît-il, lorsque, sur cinq cochons qu'il produit, il en envoie quatre à l'étranger et n'en garde qu'un pour lui-même. S'il garde les cinq, quel malheur ! les Canadiens ayant trop de viande ne pourront pas en manger.

Notre pays est prospère, d'après ces mêmes doc­teurs, lorsqu'il exporte plus qu'il importe. Il est heureux lorsqu'il expédie plus de choses qu'il en reçoit, lorsque les biens qui sortent dépassent les biens qui rentrent.

Cette absurdité est même passée à l'état de dog­me, et des gens qui se pensent plus instruits que les autres l'enseignent sans broncher, sans s'aperce­voir qu'ils ont les pieds en l'air et la tête en bas.

Un peu de logique

Il n'est pourtant pas une maîtresse de maison qui penserait s'enrichir en introduisant ce principe dans la conduite de sa maison.

Est-il une femme au Canada, ou ailleurs, qui songerait jamais à tenir à ses voisines ce langage :

"Voisines, je vous en prie, acceptez ces quatre belles chaises toutes neuves que je vous offre ; mais je vous défends bien de m'en envoyer plus qu'une des vôtres en échange.

"Voisines, prenez-moi cette demi-douzaine de lits confortables, dans lesquels vous dormirez si bien ; mais je ne veux pas en accepter plus qu'un ou deux des vôtres en retour.

"Voisines, voyez ce magnifique assortiment de vaisselle avec ses 72 pièces ; je vous supplie de le recevoir ; mais en échange, j'hésiterai longtemps à accepter plus qu'une tasse et une soucoupe de vo­tre part.

"C'est que, voyez-vous, mes chères voisines, si vous ne prenez pas ces bonnes choses que je vous offre, ou si vous avez l'effronterie de faire entrer dans ma maison les choses non moins bonnes que vous possédez en surplus, qu'est-ce que vont faire mon mari et mes enfants ? Ils ne pourront plus tra­vailler plein temps pour vous ; il auront des loisirs : quelle vie misérable cela va nous faire !

"Je veux devenir riche ; je veux que ma famille vive dans l'aisance ; c'est pour cela que je me hâte de vider ma maison à mesure qu'elle se remplit.

"Et si mes voisines ne veulent pas accepter la surabondance de ma maison, ce sont de méprisa­bles ennemies auxquelles je devrai me décider à faire la guerre un jour. Si elles ne veulent pas de mes chaises, de mes meubles, de ma vaisselle, à peu près pour rien, je leur ferai envoyer des bom­bes et des obus absolument gratis.".

Pas une femme n'est insensée à ce point. Non. Mais lorsqu'on quitte le domaine de l'économie do­mestique pour entrer dans celui de l'économie na­tionale, on perd la tête.

Pourquoi perd-on la tête ? Parce que les échan­ges entre pays et entre individus sont conditionnés par un facteur intermédiaire, qui s'appelle l'argent, et ce facteur est détraqué. Quand c'est un détraqué qui mène, on peut bien vivre dans un régime de fous.

Pourquoi pas dans les maisons canadiennes ?

Sont-ils sages ou sont-ils insensés, en effet, ceux qui se démènent pour chercher où mettre les pro­duits du Canada, alors que les maisons canadien­nes en réclament à grands cris ?

Où mettre les produits canadiens ? Mais, mettez-les donc dans les maisons canadiennes. Parlez-nous donc du marché domestique avant de nous parler du marché étranger. Tâchez de voir des consom­mateurs canadiens tout autour de vous, avant de vous mettre en peine de chercher des consomma­teurs étrangers.

Si c'est le besoin de produits étrangers qui vous presse, à la bonne heure. Pour avoir du café du Bré­sil, offrez au Brésil du papier canadien. C'est alors accueillir avec plaisir les surplus étrangers dans nos maisons, en échange de nos surplus dont le dé­part ne nous privera pas.

Mais prenons cela par le bon bout. Exigeons des produits pour remplacer ceux qui s'en vont, et ne parlons plus d'exporter plus qu'on importe.

La production canadienne — ou la production étrangère qui la remplace — dans les maisons ca­nadiennes. Le marché étranger ne doit être que l'accessoire, dépendant du marché domestique, et non pas le marché domestique être un sous-produit du marché étranger.

Avec quoi payer ?

Mais, vont rétorquer des esprits esclaves du si­gne, il y a un grand obstacle qui s'oppose à l'en­trée des produits canadiens dans les maisons ca­nadiennes : c'est que l'argent n'y est pas. S'il n'y a pas assez d'argent dans les maisons canadiennes, comment y faire entrer les produits canadiens et les payer aux producteurs ?

Il n'y a pas d'argent dans les maisons canadien­nes ? C'est très bien : mettez de l'argent dans les maisons canadiennes, et il y en aura. L'argent ca­nadien est-il donc si difficile à fabriquer et à met­tre dans les maisons, en rapport avec les produits canadiens ?

Ou bien encore, abaissez les prix des produits canadiens pour les familles canadiennes, et com­pensez la balance au producteur. Vous l'avez bien fait en faveur d'étrangers pour l'économie de guer­re. Vous avez même compensé cent pour cent au producteur ce que vous avez donné pour rien à l'étranger pendant la guerre.

Grands imbéciles qui tenez les rênes des gouver­nements, la guerre vous a fait faire, malgré vous, des choses que vous trouviez absurdes avant la guerre. Vous haussiez les épaules à la seule men­tion d'un dividende aux Canadiens ; et vous avez fait des dividendes aux étrangers. Vous ridiculisiez l'idée de l'escompte national compensé, préconisé par le Crédit Social, et vous avez pratiqué l'es­compte compensé à 100 pour cent en faveur de consommateurs étrangers.

Il est vrai que vous avez ainsi fait monter terri­blement la dette du pays. C'est parce que l'aug­mentation de production a nécessité une augmen­tation d'argent ; et, sous le système actuel, tout ar­gent nouveau est mis au monde sous forme de det­te. Mais, décrétez que l'argent nouveau naisse li­bre de dette, et vous aurez réglé votre problème.

Le non-sens financier

Voici vingt-cinq ans que le major Douglas, l'ini­tiateur de la technique créditiste, a dévoilé au monde l'absurdité et la monstruosité du système financier actuel, et exposé la manière d'y substituer un régime de bon sens.

Il a fallu la guerre, l'organisation de la destruc­tion, pour que les chefs d'État — Hitler pour com­mencer, puis Roosevelt et les autres — mettent de côté le non-sens financier, pour permettre la pro­duction sans entraves d'instruments de tuerie.

Mais tout en mettant de côté, pour la guerre, le non-sens financier, ils inscrivent cette émancipa­tion temporaire en dettes dans les livres des finan­ciers. La finance pourra ainsi ramener le monde au non-sens financier, lorsque la production de choses meurtrières aura fait place à la production de choses utiles.

Où mettrons-nous nos produits après la guerre ? Cette question n'a pas fini de susciter les réponses les plus sottes, tant qu'on n'aura pas décidé d'a­voir un système d'argent en rapport avec les faits de la production et les besoins de la consommation. Seul, le Crédit Social tient la solution.

Louis EVEN

Un Père Jésuite à Vers Demain :

"Pour sauver la nationalité canadienne-française, il faut compter avant tout sur la divine Providence, puis sur le triomphe définitif du Crédit Social qui sera entre les mains de la Providence l'instrument créé du salut".

Louis Even

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