Qu'est-ce que le non-sens financier ? C'est la finance contraire au bon sens, contraire à tous les faits de la production, la finance semant le désordre, et cependant imposée aux gouvernants aussi bien qu'aux gouvernés.
Ce fut la finance des années dites de prospérité, de 1922 à 1929. C'était alors la finance qui fournissait des chiffres pour voler les plus belles industries et les monopoliser entre les mains de quelques exploiteurs d'hommes ; c'était la finance des capitaux mouillés ; c'était la finance de la spéculation pour engouffrer à la Bourse les épargnes de toute une vie.
Puis ce fut, de 1930 à 1939, la finance de la suppression de l'argent en face de montagnes de produits ; la finance de la crise ; la finance qui paralysait les gouvernements, détruisait les ménages, jetait hommes et jeunes gens sur le pavé, démoralisait les populations, creusait des tombes prématurées.
La finance qui invente l'argent pour voler et qui le supprime pour immobiliser les fruits du travail, cette finance-là n'est pas seulement folle, elle est criminelle. Il y a des fous inoffensifs, et il y a des fous dangereux : c'est parmi les seconds qu'il faut classer les contrôleurs de la finance moderne.
À peine la grande république américaine eut-elle décidé d'entrer en guerre que son président, M. Roosevelt, jugea qu'il était impossible de mettre en branle la pleine puissance industrielle de son pays, à moins de se débarrasser de la tutelle des fous qui tenaient dix millions d'Américains valides dans le chômage et la sous-alimentation.
Et tout l'univers entendit le mot d'ordre du président Roosevelt :
"Cut out the financial nonsense."
"Supprimez le non-sens financier".
Cut out — coupez-le comme une mauvaise branche, comme un arbre nuisible, et jetez-le bien loin, qu'il ne soit plus dans notre chemin.
Pourquoi retrancher le non-sens financier ? par quel raisonnement le Président a-t-il pu en venir à cette conclusion ?
Pourquoi ? Mais, depuis dix années, il voyait dix millions d'hommes désireux de travailler et repoussés par l'industrie, parce qu'il n'y avait pas d'argent. Il voyait des usines fermées, des mines abandonnées, des forêts inexploitées, des fermes délaissées, du matériel de toute sorte inutilisé.
Il voyait tout cela, et il voulait des canons, des chars d'assaut, des avions, des navires, des soldats ; des soldats nourris, habillés et munis d'armes modernes.
Il voulait des réalités, et il voyait les réalités immobilisées par des signes, par la finance.
Le premier ennemi à abattre, c'était bien le saboteur qui brandissait son signe pour empêcher les hommes de bouger, pour empêcher les hommes de travailler.
Roosevelt avait pu supporter le non-sens financier pendant toute l'avant-guerre ; ou essayer, par son New Deal, de composer avec le non-sens financier, de marchander avec lui pour avoir des miettes ici et là. Mais la guerre ? La guerre, ça demande de la promptitude, de l'action, de la production inentravée.
Plus de tergiversations avec le non-sens financier, déclare le président. Voici dix ans qu'il tue l'industrie, et je veux une industrie trépignante d'activité, fonctionnant à 100 pour cent de ses capacités. Et tout de suite.
Au diable donc, le non-sens financier ! "Cut out the financial nonsense".
Et l'on a vu venir l'argent aussi vite qu'il en fallait pour enrôler les hommes et fabriquer les engins de tuerie. On a vu cela aux États-Unis. On l'a vu au Canada aussi.
Personne n'a plus dit : Hommes, restez chez vous, ou battez les trottoirs, parce qu'il n'y a pas d'argent.
On a crié, au contraire : "Venez, hommes ; venez, jeunes gens ; venez, même les filles et les femmes ; venez vite, il y a de l'argent pour vous payer. Si vous ne venez pas assez vite, vous surtout, jeunes gens valides et vigoureux, vous dont le pays ne voulait pas hier, si vous ne venez pas assez vite, on vous enverra chercher, on vous amènera de force."
Et c'est une autre caractéristique du non-sens financier, que les mêmes maîtres de l'argent, qui n'en pouvaient trouver pour la vie, en trouvent autant qu'il en faut pour la mort.
Les mêmes maîtres ? Mais oui, les mêmes, car le cri du président ne les a point du tout dispersés. Nous disions tout à l'heure qu'il y a des fous dangereux. Si la finance est conduite par des gens qu'on peut appeler fous, parce qu'ils donnent au monde des choses à l'envers du bon sens, il arrive que ces fous spéciaux ne sont point du tout dépourvus de cerveau : au contraire, et ils sont tellement astucieux que les actes destinés à les supprimer les consolident dans leurs positions.
Le président s'est écrié : "Retranchez le non-sens financier, afin que j'aie des canons, des navires, des avions."
Les financiers, les maîtres de l'argent lui ont répondu :
"Vous aurez tous les canons, tous les navires et tous les avions que les hommes et le matériel d'Amérique peuvent fournir ; mais vous ne retrancherez point ce que vous appelez le non-sens financier. "Vous voulez de l'argent, vous en aurez ; mais, à chaque fois, le plafond de votre dette publique haussera d'autant. Vous voulez vous battre contre les dictateurs militaires d'Europe et du Japon ? Très bien. On va vous aider avec des chiffres, puisqu'il ne vous manque que cela. Mais tous les chiffres qu'on vous passe vont consolider notre dictature financière sur votre pays et sur tous les pays de l'univers."
La finance veut rester maîtresse. Pour cela l'argent doit continuer d'être suprême. Et les gouvernements mêmes qui prétendent mettre de côté le non-sens financier font tout leur possible, sans le savoir peut-être, pour entretenir dans l'esprit des hommes la notion de la suprématie de l'argent.
Quelqu'un a-t-il eu la bonne idée de collectionner les textes publiés par les gouvernements, ou sous l'égide des gouvernements, pour pousser les citoyens à acheter des bons de la victoire ? À la lecture de ces textes, ne dirait-on pas que les canons sont faits, non pas avec de l'acier, des sueurs et de la technique, mais avec des piastres ?
—"Si vous ne donnez pas vos piastres, nous dit-on, nos soldats n'auront pas de munitions, nous manquerons d'avions".
Mais que pensez-vous donc du non-sens financier ? Vous en êtes encore à la théorie d'avant-guerre : sans argent, que les machines rouillent et que les hommes crèvent... C'était bien la peine de faire tant de tralala avec la dénonciation du non-sens financier, vous prêchez le même évangile que lui !
Le non-sens financier veut que l'argent fasse des petits. À peine une piastre est-elle venue au monde dans le livre des banquiers, qu'elle est condamnée à y revenir après son terme de circulation, mais à y revenir avec un grossissement.
L'Église a longtemps condamné cette pratique, de réclamer de l'intérêt sur l'argent ; et pas plus aujourd'hui qu'au troisième ou au seizième siècle, l'argent n'engendre de l'argent.
N'empêche qu'aujourd'hui, c'est devenu la règle générale, que l'argent doit rapporter de l'argent. Comme l'argent ne fait pas ses petits lui-même, un banquier, quelque part, doit mettre les petits au monde, avec sa plume féconde. Mais, ces petits, il les prête à d'autres, à des conditions semblables. Les premiers emprunteurs doivent arracher ce qu'ils peuvent de la nouvelle nichée, dès qu'elle prend son vol. Les uns réussissent, d'autres font banqueroute et les dettes publiques montent. C'est inévitable avec un non-sens financier qui exige progéniture à l'argent.
Eh bien, croyez-vous qu'on a retranché ce non-sens financier depuis le cri historique du président Roosevelt ? Pas du tout : même les bons de la victoire vont faire des petits.
Vous placez de l'argent sur une ferme. Le cultivateur achète de la machinerie et des engrais. Il augmente sa production. L'argent placé a produit — pas de l'argent, mais des pommes de terre, de la viande, des œufs. Pour le financier, il faut que ce soit de l'argent.
Mais voici qui est bien pire. Vous mettez de l'argent dans la fabrication de canons, de bombes, d'obus. Nous voudrions bien savoir où sont les petits que va faire cet argent-là ? Le canon qui crache des obus fait-il des produits ? Fait-il de l'argent ?
Pourtant, les petits sont promis solennellement. Et après la guerre, il faudra bien apporter des intérêts aux bons de la victoire. La source en sera à la même place qu'auparavant, à la banque ; et ce sera une augmentation de la dette publique pour affermir le non-sens financier.
Comme quoi le non-sens financier n'est point du tout entamé. Bien au contraire. L'intérêt sur l'argent a été condamné pendant des siècles. Aujourd'hui, on nous recommande de placer notre argent dans les bons de la Victoire, dans des instruments de destruction : ça nous rapportera du 3 pour cent !
Il ne suffit point de dénoncer un désordre pour le supprimer.
Le président Roosevelt a pu faire une sortie contre le non-sens financier. Mais son propre Secrétaire du Trésor, M. Morgenthau, est en train, de concert avec d'autres cerveaux comme le sien, de combiner des plans monétaires d'après-guerre, dans lesquels l'or aura un rôle important à jouer.
Y a-t-il beaucoup de sens dans une finance liée à la présence de l'or, pour pouvoir acheter du blé, des chaussures, du bois, des remèdes ?
Si l'on peut produire et distribuer des produits de guerre sans s'occuper de la présence ou de l'absence de l'or, pourquoi ne pourrait-on pas faire la même chose avec les produits de paix ?
Le président dénonce le non-sens financier et abandonne le soin de l'éliminer à ceux qui en vivent. Mêmes hommes, même philosophie, même résultat.
Avec des monstres sans âmes dans la finance, et avec des farceurs ou des ignorants dans la politique, le non-sens financier fera de longs jours. Seul un peuple éclairé et organisé pour une pression efficace sur ses gouvernements en viendra à bout.
Éclairer et organiser le peuple — faut-il attendre cela des partis politiques qui divisent, ou ne faut-il pas plutôt le chercher dans l'Union des Électeurs, de tous les citoyens qui n'ont pas complètement abdiqué l'usage de leur liberté ?