La leçon du chauffeur de fournaises

Louis Even le mercredi, 15 novembre 1944. Dans Sous le Signe de l'Abondance

Sous le signe de l'Abondance - Chapitre 45

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(Radio-causerie préparée par Louis Even, reproduite dans Vers Demain du 15 novembre 1944.)

Trois chaudières à vapeur, reliées ensemble, avec un foyer sous chacune. Dans un appartement à côté, du charbon.

Laissons de côté les détails de la tuyauterie, les pompes d'alimentation et autres choses, trop techniques pour nous. Mais nous remarquons, bien en évidence, quelque chose qui ressemble à un réveille-matin : un cadran chiffré, avec une aiguille qui recule, avance, reste en place en vibrant presque continuellement.

Sans être ni ingénieurs, ni physiciens, nous pouvons tout de même lire sur le cardan : 20, 30, 100, 200.

Dans l'appartement des chaudières, un chauffeur : l'homme en charge des feux, que l'on a souvent coutume d'appeler l'ingénieur.

Il n'est pas très occupé en ce moment ; posons-lui quelques questions :

— Qu'est-ce donc que ce cadran-là, monsieur ?

— C'est le cadran indicateur de pression. Les savants disent : un manomètre.

— Que signifient les chiffres sur le cadran ?

— Ils indiquent le nombre de livres de pression de vapeur, dans les chaudières, au pouce carré.

— Ça vous sert-il à vous, monsieur le chauffeur ?

— Mais certainement. C'est pour moi l'indication capitale. Je vois à ce que la vapeur se tienne constamment autour de 100 livres.

— Pourquoi ? Et à quoi sert cette vapeur ?

— Cette vapeur sert à faire tourner les moteurs dans l'usine. Si la pression était trop faible, les moteurs marcheraient au ralenti ou s'arrêteraient. C'est pourquoi je la maintiens à 100 livres.

— Combien mettez-vous de pelletées de charbon par heure pour maintenir la vapeur à la pression de 100 livres ?

— Cela dépend de ce que font les moteurs. S'ils dépensent beaucoup de vapeur, l'aiguille indique une baisse de pression, et j'active les feux. Si les moteurs forcent moins, s'il y en a qui arrêtent, la pression monte, l'aiguille l'indique et je modère les feux.

— Mais vous ne savez pas combien de moteurs sont en marche, ni quel ouvrage ils font ?

— Non, et cela ne me regarde pas. Je fournis la vapeur à la demande.

— Mais si, dans l'usine, on fait des choses inutiles, ou si l'on y fait des choses nuisibles, dangereuses, vous fournissez de la vapeur quand même ?

— Ma fonction n'est pas de juger ce qui se fait dans l'usine. Cette responsabilité-là relève des gens de l'usine, de leur gérant, des demandes des acheteurs, des surveillants de la société. Ma fonction, à moi, est de fournir de la vapeur à la demande.

— Si tout d'un coup, monsieur le chauffeur, trop de machines arrêtaient en même temps, est-ce que la pression ne deviendrait pas trop forte, même pendant que vous modérez les feux ?

— Dans ce temps-là, voyez-vous cette soupape, avec un contrepoids, au-dessus du dôme à vapeur ? A 175 livres, elle s'ouvrirait, automatiquement, et laisserait échapper de la vapeur. Cet excédent serait nuisible si on ne lui ménageait pas une sortie, car la chaudière pourrait éclater sous une trop forte pression.

— Tout est prévu, monsieur le chauffeur. Alors, ce cadran-là vous passe des commandes de vapeur, et vous allez d'après le cadran.

— Exactement.

— Si vous refusiez de suivre les indications du cadran, si vous montiez ou descendiez d'après votre propre volonté, monsieur le chauffeur, c'est vous qui régleriez le volume des activités dans l'usine. Beaucoup de vapeur, l'usine marcherait à plein ; pas beaucoup de vapeur, l'usine devrait ralentir. Vous pourriez même la condamner à fermer ses portes. Vous seriez le maître !

— Si j'agissais ainsi, je ferais de la vapeur une puissance pour dominer, et non un service pour aider. Je serais un usurpateur et un saboteur. Il suffit d'avoir du bon sens pour comprendre que l'usine ne doit pas être réglée d'après la vapeur, c'est la vapeur qui doit être réglée d'après les besoins de l'usine.

Félicitons ce chauffeur d'avoir plus de jugement que les maitres de la finance, que les banquiers qui font et défont l'argent, sans égard aux demandes du pays. Eux ont changé un instrument de service en un instrument de domination.

Le mouvement créditiste veut ramener la finance à l'ordre. Il veut une monnaie servante et non une monnaie maitresse. Il veut un argent réglé d'après les possibilités de la production et les besoins des consommateurs ; non pas une production limitée par l'absence d'argent, ni un public mis en pénitence et à la ration, faute de bouts de papier.


Un système d'argent qui serve au lieu de commander — mais c'est le Crédit Social.

Sous un régime créditiste, l'Office National du Crédit aurait une fonction semblable à celle du chauffeur dont nous venons de parler.

L'Office National du Crédit émettrait le crédit et l'argent d'après les faits tels qu'ils existent, d'après les activités provenant des producteurs et des consommateurs eux-mêmes. L'Office ne s'occuperait pas de dire ce qu'il y a à faire et ce qu'il y a à interdire. La fonction de l'argent est de servir, non de diriger.

Sous un régime créditiste, ce sont les consommateurs qui disent à la production quoi faire, et la production le fait. L'argent pour payer les produits vient automatiquement.

Si les consommateurs demandent des choses mauvaises pour leur âme, c'est à leur conscience, aux prêtres, aux directeurs d'âmes d'y voir, non pas au faiseur d'argent. Notre-Seigneur n'a pas fondé une banque, mais une Eglise. Et il n'a pas confié la gérance de son Eglise à des financiers, mais à saint Pierre et à ses successeurs. Pour fortifier les âmes dans la pratique de la vertu, il a institué ses sacrements, et non pas un système d'argent rationné.

Que le faiseur d'argent fasse donc simplement son emploi, comme le chauffeur des fournaises. Qu'il fournisse l'argent pour les activités économiques, et qu'il laisse aux autorités compétentes le soin de guider les consommateurs dans leur choix.

Si les consommateurs demandent des choses contraires à leur santé, c'est à l'hygiène, à la médecine, à l'éducation d'y voir, pas au banquier. Pourquoi faudrait-il que l'argent soit l'instrument suprême, l'arbitre suprême des actes humains ?


Notre chauffeur ne s'occupe pas de l'usage qui est fait de sa vapeur, mais de la conduite de ses feux d'après les demandes indiquées par l'aiguille du manomètre. Le Crédit Social ne s'occuperait pas non plus de l'utilisation de l'argent, mais de la mise en circulation de l'argent d'après la demande exprimée par les besoins affirmés en face de la production possible.

Les socialistes, les plannistes, sous quelque nom qu'ils se présentent, veulent dire à la population quoi faire et au consommateur de quoi se contenter. Pas les créditistes : ils sont trop respectueux de la liberté pour cela. Les créditistes font encore confiance à l'humanité. Ils croient que les hommes et les femmes savent ce qu'il leur faut.

Demandez maintenant au chauffeur des fournaises s'il a de la difficulté à servir la demande de vapeur. Il vous répondra : Pas du tout, tant qu'il y a de l'eau pour les chaudières et du charbon pour les foyers.

Et demandez à un technicien du Crédit Social s'il prévoit de la difficulté pour mettre l'argent au niveau de la production. Il vous répondra : Pas du tout, tant qu'il y aura de l'encre et du papier pour tenir la comptabilité.

Mais l'inflation ? — L'inflation ? Notre chauffeur ne nous a-t-il pas dit que, si la demande de vapeur cessait tout d'un coup, plus vite que la modération de ses feux, il y a une soupape d'échappement qui prend automatiquement soin de l'excédent. De même, dans le Crédit Social, dont la technique monétaire a été devisé par un ingénieur, le major Douglas, il existe un mécanisme automatique pour diminuer l'argent en circulation si cela devient nécessaire, tout comme il existe un mécanisme pour en mettre en circulation selon le besoin.

Il est aussi facile de retirer l'argent excédentaire de la circulation, pour protéger la valeur de l'argent, qu'il est facile d'en mettre en circulation pour protéger la valeur du produit. D'ailleurs, les gouvernements actuels, qui n'ont pas encore appris à mettre de l'argent en circulation, ont depuis longtemps appris à en retirer de la circulation.

Lorsque l'argent manque, qu'on cesse donc d'en refuser par crainte d'en avoir trop. Il y a moyen de compter. Et pour ne pas dépasser 100, il n'est pas nécessaire de s'arrêter à 25.


Le Crédit Social maintiendra le niveau d'argent au niveau de la production possible et réclamée par les besoins. C'est de l'essence même du système monétaire créditiste : c'est de sa définition même.

Sous le mécanisme actuel, rien de tel. On a un système dans lequel le chauffeur mène la vapeur à son gré ; et l'usine peut produire ou doit chômer selon la volonté de celui qui fournit ou refuse la vapeur. C'est absurde.

Vous rappelez-vous 1929 ? Pourquoi le niveau de l'argent baissa-t-il tout d'un coup et resta-t-il bas jusqu'à la minute de déclaration de guerre ? Tout le monde dans le pays, la femme dans sa maison comme le ministre d'Etat dans son bureau, tout le monde lisait très bien le cadran : Pas assez d'argent. Et cependant, le gouvernement, supposé maitre, n'a pas du tout renvoyé le mauvais chauffeur, devenu véritable saboteur de tout le pays.

Et lorsque, à cause de la guerre, le saboteur laisse venir de l'argent, pour chaque piastre nouvelle admise le gouvernement s'engage à en retirer davantage sinon tout de suite, au moins une fois la guerre finie. Où est la souveraineté et la dignité du gouvernement ? Quelle déchéance du pouvoir !


Que valent les critiques de ceux qui disent : Avec le Crédit Social, le gouvernement va mettre son nez partout. Où ont-ils trouvé cette idée-là ?

Est-ce que le chauffeur de fournaise, qui maintient le niveau de la vapeur à la demande, met son nez partout dans l'usine ? C'est exactement le contraire.

D'autres nous défient : Dites-nous donc d'abord combien vous allez mettre d'argent nouveau en circulation par mois, par année ? Nous leur répondrons comme le chauffeur : Cela dépend des faits, et c'est le monde producteur et consommateur qui fera les faits.

D'autres nous disent solennellement : Le Crédit Social ne corrigera rien. Il nous faut des réformes dans tous les domaines.

A la bonne heure, faites-les, vos réformes, messieurs. Mais pour les réussir, commencez donc par vous assurer les services d'un chauffeur qui a le sens de ses fonctions. Commencez par installer un service d'argent créditiste. Vous serez alors libérés de la dépendance d'un chauffeur dictateur, d'un mécanisme à rationnement en pleine abondance. Vous pourrez faire vos réformes à l'aise dans les autres domaines.

Louis Even

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