La démocratie économique

Louis Even le dimanche, 01 janvier 1961. Dans Crédit Social

Un organisme économique vraiment humain

En 1934, alors qu’il était à l’emploi de J.J. Harpell à l’imprimerie de Sainte-Anne de Bellevue à l’ouest de Montréal, Louis Even et son patron firent appel de partout au Canada et aux États-Unis pour obtenir des livres expliquant la cause de la crise économique. Un de ces livres, Du régime de dettes à la prospérité, reprenait les propositions financières de l’ingénieur écossais Clifford Hugh Douglas. Après avoir lu ce livre, M. Even déclara : « C’est une lumière sur mon chemin, il faut que tous connaisse cette solution. » Il alla même jusqu’à quitter son emploi pour se dévouer à plein temps pour faire connaître cette solution, et fonder en 1939 le journal Vers Demain.

Les propositions financières de Douglas furent tout d’abord connues sous le nom de démocratie économique (d’après le titre de son premier livre, Economic Democracy), et connues par la suite sous le nom de crédit social. Pour éviter toute confusion, nous préférons utiliser l’expression « démocratie économique », puisque l’expression « crédit social » peut faire penser à une quelconque agence de crédit cherchant à prêter de l’argent, au récent système d’espionnage en Chine communiste, ou bien à d’anciens partis politiques. Vers Demain ne cherche pas du tout à promouvoir d’anciens ou de nouveaux partis, puisque cette réforme monétaire sera obtenue par l’éducation du peuple, et peut être appliquée par n’importe quel parti au pouvoir. Et loin d’être du socialisme, la démocratie économique enseigne que tout le monde soit un véritable capitaliste, c’est-à-dire cohéritier d’un capital social qui comprend les richesses naturelles et les inventions des générations précédentes.

Le socialisme, régime d’écurie

Parler d’économique, c’est parler de quelque activité ayant pour but de satisfaire un besoin temporel. Cultiver la terre pour avoir du blé, des légumes, des fruits, est un acte économique. Tanner des peaux, travailler le cuir, pour en faire des chaussures contre le froid et contre les blessures de la route, sont des actes économiques. Fabriquer des outils, des machines, les perfectionner, pour produire plus ou mieux en moins de temps, sont des actes économiques.

Organisme

Parler d’organisme économique, c’est parler de l’ensemble des activités économiques d’une population concourant à la satisfaction des besoins temporels des hommes qui la composent. Actes multiples et répétés, comme les besoins auxquels ils doivent répondre.

Si chaque homme devait isolément pourvoir à la variété de ses besoins, il y parviendrait mal, à moins de circonstances exceptionnellement favorables, d’abondance naturelle et de climat toujours clément. Encore faudrait-il que cet homme eût d’abord bénéficié de l’aide d’autrui, à commencer par celle de ses parents, avant d’être habilité à vivre par ses propres moyens.

« Le microcosme qu’on appelle l’homme », a écrit le Père Thomas Landry, Dominicain, est en même temps un univers d’indigence et de pauvreté. Il ne peut être comblé que par l’assistance et l’appui spirituels et matériels d’autres personnes humaines ».

Même au point de vue de la satisfaction des seuls besoins physiques par des activités purement économiques, le même Père Landry écrivait :

« Les besoins physiques de l’homme rendent l’aide de ses semblables absolument nécessaire. Il ne peut être conçu, il ne peut naître, il ne peut vivre que par l’action et le concours d’autres personnes ». (D’un article du Père Landry, publié par tranches dans la première année de Vers Demain, de novembre 1939 à avril 1940).

D’ailleurs, c’est naturellement que les hommes vivent en société. La première société, que l’être humain trouve en naissant, c’est la famille, une création de Dieu. D’autres sociétés se sont formées, entre individus ou entre familles, pour mieux obtenir certains résultats : pour la défense, la sécurité physique ; pour mieux vaincre des obstacles, pour une production globale plus abondante et plus facile. Sociétés d’ordre politique (nations). Société d’ordre économique, pour les avantages des associés. Sociétés culturelles. Sociétés sportives. Etc.

De là ont procédé des conventions, des réglementations, des législations. Les unes, bonnes. D’autres, discutables. D’autres, mauvaises, même si elles ont pu être bonnes au début mais viciées par la suite, appropriées au début mais devenues désuètes, inopérantes ou même dommageables dans des conditions changées.

Ainsi, l’institution d’un système d’argent dans la vie économique fut une adoption merveilleuse, permettant à tout producteur d’offrir ses produits sur le marché communautaire, et permettant au consommateur muni d’argent de choisir les produits correspondant à ses besoins. Ainsi utilisé, le système d’argent oriente les activités de production vers la satisfaction des besoins que l’ensemble de la population exprime par ses achats.

Mais le règlement qui exige d’être employé dans la production pour obtenir du pouvoir d’achat, s’il pouvait être bon avant l’ère de la mécanisation et de la motorisation, est devenu tout à fait inadéquat à mesure que la productivité augmente avec relativement moins de labeur humain. Au Canada, sur une population de 20 millions (en 1961, lorsque cet article fut écrit), moins de 8 millions tirent des revenus de la production. Et pourtant les 12 autres millions doivent aussi obtenir des produits pour vivre.

La déficience de ce mode de financement des consommateurs est certainement connue des gouvernements, puisque, au nom d’une sécurité sociale que l’obligation de l’emploi ne procure pas à tous, ils taxent ceux qui ont pu ainsi obtenir du pouvoir d’achat pour en distribuer à ceux qui en manquent. Cette intervention vise à atténuer les effets d’un système déficient, mais ne cherche pas à le corriger. Comme si c’était un système échappant au pouvoir des hommes et dont il faut s’accommoder en réparant ses dégâts autant que possible, tout comme dans le cas d’intempéries ou de catastrophes de la nature.

L’application des propositions financières du « Crédit Social », énoncées par C. H. Douglas il y a plus d’un demi siècle, corrigerait cette déficience à sa source. Un mode approprié de distribution de pouvoir d’achat, en conjonction avec un ajustement scientifique et social des prix, s’adapterait souplement à toutes les situations de la productivité, même avec une automatisation réduisant à l’extrême le pourcentage de la population employé lucrativement dans la production. Mais l’application de principes aussi sociaux attend encore le feu vert des puissants de la finance que n’osent affronter les gouvernements devenus leurs valets.

Société de personnes

Les associations valent dans la mesure où elle servent le bien des membres qui les composent. Cela est vrai de toute association, petite ou grosse. Cela est vrai des associations formées librement par des individus pour des fins spécifiées. Et cela est vrai aussi de la grande société, de la nation, dont tous les citoyens font nécessairement partie.

C’est le groupe qui existe pour les membres, et non pas les membres pour le groupe. La personne doit se trouver enrichie, et non pas noyée ou diminuée par son appartenance à un groupe. Cette norme, trop souvent violée, a été rappelée par Jean XXIII dans son encyclique Mater et Magistra, quand il y traite de la « multiplication progressive des relations dans la vie commune » – multiplication de relations de personnes, qu’on a traduite faussement, peut-être à dessein, par le terme ambigu, équivoque, tendancieux de « socialisation ».

Les associations, les sociétés de toutes sortes tirent donc leur valeur du cas qu’elles font de l’homme. C’est à ce critère qu’il faut les juger.

Puisque c’est l’organisme économique qui nous occupe ici, ce sont les règlements, les lois, le comportement de la société nationale en rapport avec la production et la distribution des richesses matérielles qu’il faut considérer. La société nationale, la nation, la nôtre — ce qui s’applique d’ailleurs à toutes les nations évoluées suivant le même régime économique, soumises au même contrôle de l’argent et du crédit. Quel cas y fait-on de l’homme ?

Personnes humaines

L’être humain a des besoins à la fois matériels et spirituels – du pain et de l’amour.

Dans son étude de 1939, déjà citée plus haut, le Père Thomas Landry écrivait :

« La société se compose de personnes —

« Non pas de choses, ni de purs animaux.

« Mais d’êtres intelligents et libres, doués de la vie propre aux esprits, de sujets dont la nature est “intellectuelle” et qu’on appelle “personnes”...

« Personnes non pas divines ni angéliques, mais personnes humaines. Personnes qui font subsister une âme et un corps, un esprit et une chair ; personnes incarnées et soumises au temps. Personnes déficientes parce que créées ; personnes indigentes dans leur âme et dans leur corps et qui cherchent, par leur activité, à satisfaire leurs besoins matériels et spirituels... »

Pour les besoins spirituels de l’homme, il y a l’Église, il y a tout l’ordre de la grâce, il y a l’économie du salut, qui traite magnifiquement l’homme comme personne libre et responsable, comme un être personnellement appelé à une destinée éternelle, mais être social, membre de la société Église et bénéficiant largement, sans autres limites que celles qu’il se fixe lui-même, de l’accès aux richesses inépuisables de cette société établie par Jésus-Christ.

Et pour faciliter la satisfaction des besoins matériels de l’homme, il y a l’ordre économique temporel. Cet ordre répond à sa fin dans la mesure où il est vraiment social, où il est établi sainement pour des personnes humaines. Dans la mesure où les dispositions de l’organisme économique et social sont basées sur une philosophie de la personne, de la personne humaine. Dans la mesure où chaque membre de la société bénéficie économiquement des avantages de l’association ; pratiquement, dans la mesure où chacun a facilement accès à une part des richesses émanant du fait de la vie en société — richesses matérielles, puisqu’il s’agit de l’ordre économique temporel.

La vie en société, surtout en société civilisée et bien ordonnée, permet, en effet, des richesses — non pas infinies comme celle d’ordre spirituel, mais quand même immenses, qui seraient irréalisables par des êtres même intelligents vivant isolément. Irréalisables aussi, s’il n’y avait pas d’abord de la matière première, créée gratuitement par Dieu pour toute l’humanité et non pas seulement pour les individus admis à l’exploiter. Irréalisables, encore, sans l’apport de connaissances, de découvertes, de perfectionnements, accumulés et transmis d’une génération à l’autre, grâce à la vie en société. Réalisations qui sont bien plus un fruit de cet héritage commun que de la minorité employée à le mettre en rendement. Et c’est cet enrichissement, hérité plus que gagné, cet "unearned increment" (selon l’expression de Douglas) auquel sont attitrés tous les membres de la société en tant que tels.

Un organisme économique qui ne reconnaît pas ce titre, un organisme dont le mode de distribution de la richesse exclut des héritiers d’un enrichissement provenant de l’exploitation de cet héritage, est un organisme économique injuste : il peut reconnaître le droit de travail, il ne reconnaît pas, celui du propriétaire, de l’héritier.

Père Thomas-Marie LandryP. Thomas Landry

Le 7 mars 1938, fête de saint Thomas d'Aquin, des créditistes de Montréal voulurent souligner leur adhésion à la doctrine philosophique et sociale de saint Thomas par un pèlerinage à l'Oratoire Saint-Joseph.

Le Révérend Père Thomas Landry, Dominicain, avait accepté l'invitation d'être avec eux. Après l'Évangile, il monta en chaire pour un court sermon, qu'il termina par ces deux phrases :

« Qu'il fait bon d'être catholique quand on est créditiste ! Et qu'il fait bon d'être créditiste quand on est catholique ! »

Distribution fautive

C’est le cas de l’organisme économique actuel. Il peut souffrir de la paralysie de la production par des entraves artificielles, des entraves purement financières. Mais il souffre surtout d’une distribution toujours conditionnée par un pouvoir d’achat insuffisant ou incertain, lié à des règlements financiers mus par d’autres considérations que le souci de servir, par une philosophie ne tenant aucun compte de la personne humaine.

À cause de cela, un pays peut paraître riche et cependant être en réalité pauvre, à cause d’une économie malsaine, comme l’a exprimé le Pape Pie XII dans son message de Pentecôte 1941 :

« Si une telle juste distribution des biens n’était pas réalisée ou n’était qu’imparfaitement assurée, le vrai but de l’économie nationale ne serait pas atteint, étant donné que, quelle que fût l’opulente abondance des biens disponibles, le peuple, n’étant pas appelé à y participer, ne serait pas riche, mais pauvre.

« Faites, au contraire, que cette juste distribution soit efficacement réalisée et de manière durable, et vous verrez un peuple, bien que disposant de biens moins considérables, devenir et être économiquement sain ».

Cela est vrai à l’échelle d’une nation. Et cela est vrai, à l’échelle internationale. Les obstacles, dans les deux cas, sont bien plus d’ordre financier que de l’ordre des réalités. Même dans le cas des pays sous-développés, c’est le système financier des pays développés, non pas des difficultés physiques de transport, qui empêche de faire les pays pauvres obtenir les surplus encombrants des pays riches, ainsi que des outils et des machines permettant aux pays sous-développés de pourvoir mieux eux-mêmes à leurs propres besoins.

La preuve que les obstacles sont surtout d’ordre financier, c’est que, quand il est question de venir au secours de ces populations mal pourvues, c’est au premier plan, de l’argent que l’on demande. Quêtes, sollicitations, « marches des milles (kilomètres) pour des millions », etc. Quand l’argent vient, tout vient. Non pas que l’argent soit une richesse réelle : il ne nourrit pas, n’habille pas, ne soigne pas, n’instruit pas ; Mais il permet toutes ces choses quand elles sont physiquement réalisables. Il les permet ou les interdit, selon sa présence ou son absence. Et ceux qui conditionnent cette présence ou cette absence — les contrôleurs de l’argent et du crédit — sont les maîtres des permis de vivre. Selon les mots de Pie XI :

« Ils sont devenus les maîtres de nos vies, qu’ils tiennent entre leurs mains, si bien que sans leur permission nul ne peut respirer. »

Combien plus satisfaisant, plus social, plus respectueux des droits et de la dignité de chaque personne humaine, serait le maintien de l’entreprise libre, qui alimente très bien l’offre de produits de toutes sortes, mais avec un mode de distribution tel que conçu par le Crédit Social de Douglas. Distribution garantissant une part à tous par un dividende périodique qui irait en croissant, à mesure que la production résulterait davantage de l’héritage commun et moins de la contribution des employés dont elle aurait encore besoin. D’autres dispositifs assureraient la liberté de choix des individus dans l’organisation de leur vie et celle de leur famille ; préserveraient contre l’inflation ; supprimeraient les motifs de maintes interventions du gouvernement dans des affaires qui regardent bien plus les personnes, les associations libres et les administrations publiques locales.

Mais remettons à un autre article le développement de ces points, en montrant comme le Crédit Social répond à la philosophie exprimée dans les considérations qui précèdent.

Toutefois, avant de clore le présent article, rappelons que c’est la même personne, l’homme, qui a des besoins matériels et des besoins spirituels ; que sa vie terrestre n’est qu’une toute petite partie de son existence ; qu’il a une destinée immortelle et que c’est son bref passage sur la terre qui décide pour chaque personne quel sera son sort, heureux ou malheureux, pour l’éternité. Ces considérations ne doivent pas être perdues de vue, même dans l’organisation de la vie économique. C’est d’ailleurs le meilleur moyen de faire traiter l’homme avec respect dans tout ce qui le concerne, en politique comme en économique et en social.

On peut même ajouter que, par suite du péché originel, qui a affecté la nature de l’homme tel que le bon Dieu l’avait créé, il est difficile, sinon impossible, de réaliser un bon ordre temporel sans le secours de la grâce. Ce que note le Père Thomas Landry dans la première tranche de son étude (Vers Demain du 1er novembre 1939) :

« Enfin, la société terrestre se compose de personnes humaines, déchues par suite d’un péché originel de nature, mais sauvées par la grâce du Christ Jésus. D’où :

  1. Le péché originel est un fait qui affecte toute la vie morale de l’homme ;

  2. Ses conséquences se font sentir jusque dans l’organisation de la vie temporelle des hommes ;

  3. De sorte que les ressources de l’ordre de la grâce seront nécessaires pour sauver l’ordre de la nature elle-même ».

À méditer par ceux qui veulent tenir la politique en dehors de tout souci religieux. Par ceux qui mettent toute leur confiance dans des changements de gouvernement, dans des activités électorales qui sont loin de mettre Dieu au premier plan de leurs considérations.

Louis Even

Poster un commentaire

Vous êtes indentifier en tant qu'invité.