L'argent — métal, papier ou comptabilité ?

Louis Even le dimanche, 01 novembre 1942. Dans Le Crédit Social enseigné par Louis Even

Fonction de l'argent

L'argent a été inventé pour faciliter les échanges. J'ai un mouton dont je n'ai pas besoin. Pierre a une paire de chaussures dont il n'a pas besoin. Jacques a un baril de pommes dont il n'a pas besoin.

Pierre voudrait mon mouton, mais je ne veux pas de ses chaussures. Je voudrais le baril de pommes de Jacques, mais Jacques ne veut pas de mon mouton.

L'argent règle le cas. Je vends mon mouton à Pierre s'il a de l'argent pour le payer. Puis, avec l'argent, j'achète le baril de pommes de Jacques ; s'il me reste une partie de l'argent reçu de Pierre, je l'emploierai ailleurs.

Avec l'argent que je passe à Jacques pour ses pommes, Jacques peut acheter les chaussures de Pierre s'il les désire, ou d'autres choses de Thomas, de Jean-Paul, etc.

C'est là la fonction de l'argent que tout le monde comprend et que tout le monde admet.

Nature de l'argent

De quoi doit être fait l'argent ? En quoi doit être l'argent ?

En n'importe quoi qui sera convenu entre des gens qui l'acceptent.

Dans notre propre génération, nous avons vu de l'argent en or, de l'argent en argent, de l'argent en cuivre, de l'argent en nickel, de l'argent en papier, de l'argent en chiffres.

L'argent a pu être en ivoire, en coquillages, en morceaux de cuir. Tout cela importe peu, dès lors qu'il accomplit sa fonction.

Lorsque l'argent a de la valeur en lui-même, comme matériel, c'est moins de l'argent proprement dit qu'une marchandise intermédiaire.

Je donne une voiture pour un certain poids de métal précieux. Puis je passerai ce métal précieux pour certains autres objets à mesure de mes besoins. Le métal précieux est une marchandise intermédiaire.

C'est comme si je donnais ma voiture pour 300 minots de blé ; puis que je passerais ces minots de blé pour d'autres articles à mesure de mes besoins.

C'est pourquoi la monnaie de métal précieux, de métal ayant en lui-même une valeur équivalente aux objets échangés, a fait office de moyen d'échange surtout aux époques où les gens, se connaissant moins, ayant moins de rapports les uns avec les autres, avaient besoin de valeurs réelles plutôt que de titres basés sur la confiance et l'honnêteté réciproques.

Depuis que les voies de communications rapides ont rapproché les hommes et les nations, depuis que le commerce s'est généralisé, on a appris à faire foi à des morceaux de papier qui n'ont en eux-mêmes à peu près aucune valeur. Mais personne ne les refuse, parce que tout le monde peut les faire valoir. C'est le résultat de la confiance mutuelle.

Mieux que cela, on en est venu à l'argent de pure comptabilité, à de simples records attestant des droits transmis, des droits acquis.

Il y a une couple de mois, nous disions à un colon de Beauchâtel (Témiscamingue) :

"Supposons que vous apportez du bois à un marchand de Rouyn pour une valeur de dix dollars. Au lieu de vous payer, il fait inscrire dans un livre reconnu que vous avez droit à dix dollars de marchandises. Vous allez chez un autre marchand, sans aucun argent sur vous, et vous lui demandez dix dollars de marchandises, contre lesquelles vous faites inscrire dans le même livre que vous passez votre droit de dix dollars au nouveau marchand."

Le colon nous interrompit aussitôt : "Mais, c'est de l'argent, ça !"

Il avait raison. C'était un enregistrement de droits à des biens, un transfert de droits à des biens.

Argent de comptabilité

C'est cela l'argent de comptabilité, le plus parfait de tous.

Le plus parfait, parce qu'il est le plus souple, le plus divisible, le moins sujet au vol, le moins encombrant, l'argent que le feu ne détruit point, l'argent que les microbes ne souillent point.

Le plus parfait, surtout, parce qu'il est le plus facile à mettre en rapport exact avec les faits de la production et de la consommation. C'est donc l'argent le mieux capable d'accomplir sa fonction. On peut manquer d'or, d'argent, de cuivre, de nickel. On peut même manquer du papier spécialement préparé pour la presse à imprimer l'argent. Il est difficile de manquer d'une feuille de papier et d'une plume pour faire des entrées de chiffres correspondant à des faits, des additions et des soustractions correspondant à des ventes et à des achats.

C'est graduellement, que le monde en est venu à cet argent parfait dans sa nature. Pour que les gens n'eussent pas à peser l'or et l'argent qui composaient les pièces d'autrefois, les rois et les seigneurs faisaient inscrire la valeur sur une face de la pièce. Sur l'autre face, une effigie qui en consacrait la légalité.

Peu à peu, la valeur intrinsèque diminua, mais le chiffre restait pour indiquer la valeur fiduciaire dont le roi se faisait garant.

Vint le papier. Le chiffre y était toujours. Les récipiendaires crurent d'abord que le chiffre sur le papier attestait une somme égale de métal précieux tenu en réserve et livrable en tout temps sur présentation de la promesse en papier. On finit par oublier le métal, Dieu merci, car de métal il y en eut de moins en moins par rapport au papier dont il y en eut de plus en plus. On finit par s'arrêter au chiffre porté par le papier, sans plus songer à l'or présent ou non dans des voûtes secrètes.

Du chiffre qui se promène d'une poche à l'autre, au chiffre qui reste proprement enregistré dans un livre logé derrière la grille du banquier, il ne restait qu'un pas, et le pas est fait depuis longtemps.

La même confiance qui avait oublié le métal et donné libre cours au rectangle de papier, oublia le rectangle de papier et donna libre cours au chèque.

C'est justement dans les grosses transactions, pour les gros montants, que le rectangle de papier n'existe pratiquement plus et que les paiements se font au moyen d'un simple transfert de chiffres par un comptable attitré. Les pauvres continuent à palper les morceaux de papier plus ou moins propres, lorsqu'ils ont la chance d'en avoir. Les riches se contentent d'un livre de blancs de chèques.

Les créditistes, qui trouvent leur pays riche et jugent que tout le monde peut avoir des droits rondelets à la production surabondante, mettent au rancart le papier à poche des pauvres et adoptent pour eux l'argent des riches, l'argent de comptabilité, l'argent moderne, l'argent exact, l'argent parfait.

La Corruption

Mais plus une chose est parfaite, plus sa corruption est abominable. C'est un peu comme dans la nature : le cadavre d'un animal pue autrement qu'un arbre qui pourrit.

Dans la société, plus un homme est élevé, plus sa dégradation est scandaleuse. Un homme instruit, disons un avocat, qui devient voleur fait généralement des râfles autrement considérables que le vulgaire quidam qui explore l'armoire de son voisin. C'est un instrument puissant — l'instruction — mis au service du désordre.

De même, l'argent parfait, l'argent de comptabilité, l'argent le plus apte à bien remplir sa fonction, est justement l'argent qui peut causer les pires catastrophes lorsqu'il est employé à des fins de brigandage. Aussi les manœuvres financières contemporaines jettent-elles dans l'ombre les accaparements les plus grandioses d'autrefois.

Mais la pire des manœuvres financières, c'est bien celle qui consiste à endetter le monde à mesure qu'il se développe ; c'est bien celle qui consiste à hypothéquer des pays entiers, à s'emparer du fruit du travail de générations sans avoir à remuer une pelletée de terre.

La corruption de l'argent, c'est l'emploi de l'argent à conduire l'homme au lieu de le servir. La corruption de l'argent, c'est la comptabilité contraire aux faits, le mensonge gouvernant les activités économiques et les relations des hommes entre eux. La corruption de l'argent, c'est le pouvoir entre les mains de quelques hommes qui le font et le suppriment à leur gré, qui le dispensent aux conditions qu'ils veulent. La corruption de l'argent, c'est l'asservissement des gouvernements devenus les valets et les garde-chiourmes des faiseurs d'argent, et les fidèles exécuteurs des ordres de la haute finance.

L'argent avait comme fonction acceptée de faciliter les échanges. Sa première fonction aujourd'hui est de forger des chaînes.

L'instrument est toujours aussi efficace, mais il est devenu le monopole fermé de gens qui s'en servent pour semer les ruines et la mort.

C'est toujours de la comptabilité, mais sans souci de l'exactitude. La production peut augmenter et l'argent diminuer. La production peut diminuer et l'argent augmenter. Le comptable a cédé sa place au dictateur. La volonté du dictateur, la consolidation de son pouvoir, détermine les chiffres qu'il faut écrire et imposer comme mesure du droit de vivre aux habitants du globe.

L'argent vient au monde dans un antre d'exploitation, marqué du sceau du bandit avant de prendre le chemin de la circulation.

La première réforme à faire est de purifier l'argent à sa naissance, ou plutôt de stériliser ses parents actuels et faire naître une comptabilité saine, dans une place saine, pour des fins saines.

Notre prochaine leçon montrera deux naissances d'argent : la naissance malpropre et la naissance propre, la comptabilité qui étrangle et la comptabilité qui libère.

Louis Even

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