Le propriétaire d'une maison qui ne pourrait entrer dans son logis ni en sortir à son gré, qui devrait chaque fois aller en demander la clef à une agence privée et payer pour l'avoir, serait-il vraiment propriétaire ? S'il ne pouvait labourer son champ, ni l'ensemencer, ni récolter, sans d'abord en solliciter la permission de l'agence privée, n'obtenant cette permission que moyennant des paiements souvent impossibles, son titre de propriétaire serait vide de sens ; il serait bien plutôt le vassal de l'agence privée.
La production du pays est un bien national, un bien communautaire. L’ingénieur écossais Clifford Hugh Douglas – l’inventeur des principes financiers du Crédit Social – l'appelle crédit réel du pays, ce qui donne confiance de pouvoir vivre en ce pays. Ce crédit réel est d'autant plus grand que le pays est capable de fournir plus facilement, plus promptement, plus complètement, les biens qui répondent aux besoins, privés et publics, de la population.
Mais cette capacité de production, ce bien communautaire, fruit de la vie en société, des richesses naturelles et des connaissances acquises et transmises d'une génération à l'autre, ne peut être utilisée sans mettre en œuvre des activités très diverses ; et l'instrument pour le faire, c'est l'argent. L'argent, ou le crédit financier, est la clef, ou le bouton, ou la manette de contrôle qui permet de mettre en marche la machine productrice en lui disant quoi faire.
Or, la population du pays n'a point la maîtrise de cette manette. Elle est contrainte, soit de laisser sa capacité de production partiellement inutilisée en face de besoins non satisfaits, soit de demander et payer une agence privée la permission de s'en servir. Elle ressemble donc bien au propriétaire de la maison ou du champ dont il est parlé plus haut. Elle est vassale d'une agence privée, du système bancaire, puisque c'est dans le système bancaire que commence l'argent, et qu'il n'en sort pas sans endetter ceux qui l'utilisent pour produire.
Des moyens de production peuvent être propriété individuelle, ou coopérative, ou de compagnie, ou de corps publics, ou de toute forme juridique de propriété et de gestion que l'on voudra. Mais quel qu'en soit le propriétaire, il resterait bien impuissant s'il ne pouvait compter sur d'autre production que la sienne propre. La machine moderne de production est d'un fonctionnement essentiellement coopératif. Son fonctionnement est subordonné à la vie en société, à la corrélation d'activités diverses, et même à l'existence de consommateurs sans lesquels aucune production n'a plus sa raison d'être.
C'est ce caractère communautaire qui fait du crédit réel un crédit vraiment social, qui doit donner à la population le droit de mobiliser sa capacité de production pour répondre à ses besoins. Et la communauté n'est pas une simple abstraction : ce sont tous les citoyens qui la composent. A ce titre même, ils doivent pouvoir passer des commandes à la capacité de production de leur pays. Tous doivent obtenir une part de ses fruits :
« L'économie nationale, fruit de l'activité d'hommes qui travaillent unis dans la communauté nationale, ne tend pas à autre chose qu'à assurer sans interruption les conditions matérielles dans lesquelles pourra se développer pleinement la vie individuelle des citoyens. »
— Pie XII, Radio-message du 1er juin 1941.
Puisque le crédit financier, l'argent, est l'instrument reconnu pour passer les commandes à la production, l'argent doit être la chose de la communauté et de ses membres, tout comme l'est la capacité nationale de production.
Qui doit posséder ce moyen de passer des commandes à la production ? — Ceux qui ont des besoins, puisque le but propre de la production est de satisfaire les besoins.
Il y a les besoins privés et les besoins publics.
Les commandes pour les besoins privés, doivent venir des particuliers eux-mêmes, des personnes, des familles. Ce n'est ni au gouvernement, ni à d'autres corps publics, de décider ce que les individus doivent demander en fait de nourriture, de vêtements, de logement, de soins médicaux. Ce sont les individus eux-mêmes qui connaissent mieux leurs propres besoins.
Pour les besoins publics, les commandes doivent venir des corps publics mandatés à cette fin, chacun dans sa juridiction propre.
La capacité de production du pays, bien communautaire, doit être mise en quelque manière au service de tous, sans être monopolisée par personne. C'est à la société qu'il appartient d'établir un ordre à cette fin. Un ordre monétaire, puisque c'est l'argent qui est le moyen de passer une commande à la production.
Cela veut dire que chaque citoyen, à seul titre de membre de la société, doit être pourvu en permanence d'un certain montant d'argent lui permettant d'exprimer à la production ce qu'il veut d'elle. Le système producteur le lui fournira ; et chaque personne contribuera ainsi à orienter la production du pays vers la satisfaction des besoins de ceux qui y vivent.
Quel montant ? — Dans un pays comme le Canada, capable de satisfaire plus que les besoins essentiels de toute sa population, le montant statutairement attribué à chacun devrait être suffisant pour lui permettre de se procurer au moins les biens essentiels. Ce devrait même être bien davantage, pour qu'il puisse effectivement « développer pleinement sa vie individuelle ».
Et c'est à l'individu d'utiliser, selon sa volonté propre, ce revenu garanti que les créditistes appellent dividende national. Dividende, pour bien démontrer que c'est la part légitime due à chacun, comme cohéritier d'un grand capital commun devenu le facteur prépondérant de la production moderne.
Pour les besoins publics, les corps publics tirent leurs créances sur la capacité de production du pays du droit qui leur en est conféré à titre de mandataires du public. Il est clair que la capacité de production affectée aux biens publics ne peut pas être en même temps employée à fournir des biens privés. C'est pourquoi les citoyens doivent pouvoir, par leurs représentants, décider ce que sera cette partie. Le décider, non pas en fonction de taxes, ni d'emprunts, mais en fonction de l'urgence des projets publics et des possibilités productives disponibles.
On nous objectera sans doute : « Fort bien, tout cela ; mais où prendre l'argent pour fournir ainsi aux citoyens, à chaque citoyen, et aux corps publics, le moyen de mobiliser, selon leurs besoins, la capacité de production du pays ? »
Réponse : « À un organisme monétaire national en accord avec la capacité nationale de production. »
L'organisme producteur fournit les biens ; l'organisme monétaire doit fournir le moyen de financer la production et la distribution de ces biens.
Pour corriger ces conditions, il faut commencer par se faire une autre mentalité que celle qui prévaut aujourd'hui au sujet de l'argent.
On a fait de l'argent un système de pouvoir au lieu d'un système de service. Une chose sacrée devant laquelle il faut s'incliner, dût-on en souffrir ou en mourir ; alors que c'est une simple comptabilité qui devrait refléter fidèlement les réalités de la production et de la consommation.
On est venu à considérer l'argent comme la richesse, alors que ce n'est rien en soi. Tout l'argent du pays pourrait être brûlé ce soir, sans diminuer d'un iota la richesse du pays. Tandis que si vous brûlez une forêt, vous détruisez de la richesse. Il suffira d'une décision pour remplacer l'argent disparu. Mais il faudra soixante à cent ans pour remplacer la forêt disparue.
L'argent n'est qu'un droit à la richesse, un droit à des produits répondant à des besoins. Et puisque chaque personne en naissant possède ce droit, pourquoi veut-on tant que cela que l'argent soit « gagné » ? Un droit qui est possédé n'a pas à être gagné. On reconnaît bien cela pour l'héritier d'un capitaliste à piastres (dollars) : il a droit à des dividendes qu'il ne gagne nullement. Pourquoi nier ce droit aux cohéritiers de toute la richesse transmise par des générations de progrès ?
Que celui qui collabore personnellement à l'exploitation de ce capital commun exige une compensation spéciale pour ses efforts, très bien. Mais lui et les autres ont quand même leur droit de naissance à une part des revenus de ce capital commun.
Le système d'argent n'est pas en soi un système de récompenses ou de châtiments : c'est un système de service pour la mobilisation de la capacité de production et pour la distribution des produits — une distribution qui assure à tous une part des fruits de la production.
Et pour que l'organisme monétaire soit en rapport avec l'organisme producteur, il faut qu'il suive les mouvements de l'organisme producteur : des crédits (argent) nouveaux pour de la production nouvelle ; rappel de ces crédits au rythme de la consommation ou de la dépréciation de la richesse produite
C'est pourquoi les créditistes du journal Vers Demain demandent que la Banque du Canada — ou un organisme national établi à cette fin — avance sans intérêts les crédits nécessaires pour la production nouvelle que sont les développements municipaux, scolaires, provinciaux, etc. Avec remboursement de ces prêts échelonné sur les années, comme c'est l'habitude actuellement, mais sans y ajouter des intérêts qui en augmentent considérablement le prix, allant souvent jusqu'à le doubler et même davantage. Ce ne serait pas encore totalement le Crédit Social, mais ce serait déjà reconnaître que l'argent doit automatiquement "servir" la production, et non pas l'entraver ni en dicter le rythme.
Et la même méthode de financement devrait être appliquée à la production de biens privés. Financer automatiquement ce qui manque au producteur pour répondre aux besoins qu'il est capable de satisfaire ; puis financer ce qui manque aux consommateurs pour pouvoir se procurer ces produits : l'argent retournant à sa source après avoir accompli intégralement sa fonction propre.
L'argent ainsi ajusté à la production et à la consommation bannirait toute inflation comme toute dépression. C'est le système actuel qui produit l'inflation des prix, alors qu'ils devraient diminuer quand la production est plus facile et plus rapide. Et c'est le système actuel qui crée du chômage alors qu'il y a tant de besoins, publics et privés, non satisfaits. v
Journal Vers Demain
15 avril 1959