D’OÙ VIENT AUJOURD’HUI LA MONNAIE?

Louis Even le jeudi, 01 octobre 1936. Dans Cahiers du Crédit Social

Combien de gens se sont donné la peine, ont même eu l’idée de se poser cette question ? On est trop habitué à prendre les choses comme elles sont ou comme on les trouve. On n’a pas l’esprit chercheur.

Qui s’arrête, en déambulant sur un trottoir de ville, à se demander d’où vient le ciment, l’asphalte, etc. ? On tourne un commutateur et le salon s’inonde de lumière : d’où vient cette électricité ? Qu’importe-t-il, dès lors qu’elle ne manque pas trop souvent ! Et dans notre monde complexe d’aujourd’hui, qui donc peut prétendre tout approfondir ? Le mot “approfondir” est outré. Sans aller jusque-là, la personne intelligente cherche à se renseigner.

Entrez dans le domaine qui nous occupe, la monnaie. On s’en sert tous les jours, moins depuis que le courant fait souvent défaut, mais, en face même de ses débits capricieux, est-il une personne sur cent qui ait pris la peine de remonter le cours jusqu’à sa source ? On y songe d’autant moins qu’on est sous l’impression générale que le gouvernement fait la monnaie. La frappe des pièces n’est-elle pas une prérogative de l’État souverain ! Les particuliers qui veulent “battre monnaie” ne vont pas loin, malgré leurs précautions infinies : l’État dont ils usurpent les droits a vite fait de les loger à ses frais. Alors pourquoi cette question : D’où vient la monnaie ?

Une contre-question va vous mettre sur la piste : Si l’État a le droit exclusif de fabriquer la monnaie, pourquoi manque-t-il toujours d’argent ? Pourquoi doit-il comprimer les dépenses, renvoyer de bons fonctionnaires, refuser des travaux urgents, quand ni les hommes, ni les matériaux, ni les machines ne manquent ?

Voilà bien, en effet, de quoi faire réfléchir. — Mais, va remarquer le fils de mon voisin, brillant garçon rendu à sa deuxième année de philosophie, la monnaie est faite d’or et d’argent, si l’on néglige les gros sous du pauvre. Encore le métal argent dans la monnaie est-il subordonné à l’or ; nous sommes sous le régime de l’étalon-or, vous savez, et l’or ne pousse pas comme le chiendent, pas même comme une récolte de melons conditionnée par des soins minutieux.

— Bien dit, mon cher, mais alors, si l’on ne peut sortir d’or de la terre qui le cache si avaricieusement, les pauvres humains de la surface vont périr de faim et de froid en face de leurs champs de blé, de leurs troupeaux qui, eux, n’attendent pas l’or pour brouter l’herbe des prés ; en face de leurs belles forêts et de leurs mines de charbon désertées ! Allons donc ! L’idolâtrie de l’homme vis-à-vis du veau d’or n’ira pas jusque-là. Avouons tout de même qu’elle va loin.

Tiens, mon petit philosophe, je lisais l’autre jour, dans un article qui puise aux statistiques et m’a l’air renseigné, que, tout compté, nous avons au Canada seulement 78 millions d’or, aux prix de $20 l’once, ce qui donnerait 130 millions au nouveau prix, et qu’il y a quand même plus de 2500 millions de dépôts en banques. Est-ce cela l’étalon-or ? La quantité d’or n’a pas sensiblement changé, mais le total de la monnaie connaît des hausses et des baisses sensibles, violentes mêmes comme la compression de 1930. L’étalon-or ?

— Oui, mais il y a l’argent, et il y a les billets de banque, basés sur l’or au moins dans une certaine proportion.

— Certainement, et il y a même une autre monnaie que vous n’avez pas nommée, qui sert immensément plus que l’autre, qui ne dépend ni de vous ni de moi, ni du gouvernement, mais d’un petit groupe de faussaires légalisés, acceptés, honorés, respectés, craints, défendus et protégés par ceux qui devraient défendre et protéger le peuple, et c’est cette monnaie qui est le nœud de la situation, sa manipulation qui fait la pluie et le beau temps économiques ; son abondance cause des ères de prospérité qu’on appelle “boom” parce qu’elles surgissent soudain et poussent vers des sommets inexpliqués par des conditions normales ; sa compression paralyse les peuples, crée le chômage et la misère en attendant les révolutions.

Exagéré ? Comparez un peu entre ces années et celles qui les ont précédées. N’avons-nous pas les mêmes machines, et plus perfectionnées, qu’en 1928 et 1929 ? Les mêmes applications scientifiques, et développées encore depuis ? La même armée d’ouvriers, avec le même cœur et les mêmes talents, plus nombreuse peut-être et, plus impatiente de travailler ? Ce que l’on constate, par exemple, c’est que la circulation monétaire au Canada fut comprimée d’un gros tiers en l’espace de quelques mois.

Comment, la quantité de monnaie augmente et diminue ? Certainement. Non pas tant la quantité d’or, d’argent métallique, de monnaie de papier, mais surtout cette monnaie non matérielle, simple inscription dans les livres des banquiers qui en sont les fabricants, cette monnaie “scripturale” qui est bien plus importante que l’autre, puisqu’elle sert à 95 pour cent de nos transactions commerciales.

Le gouvernement d’Ottawa possède son Hôtel des Monnaies, où il frappe les pièces métalliques. D’après le renseignement fourni au député Reid par l’Honorable Dunning, ministre des Finances, le 6 mai dernier, la frappe des dollars d’argent se fait actuellement au régime de 5000 pièces par jour ; à pleine capacité, elle serait de 10,000 pièces par jour (Débats de la Chambre des Communes, page 2790). À pleine capacité et à 300 jours par an, ce serait $3,000,000, par an, $18,000,000 en six ans. Or, de 1914 à 1920, en six ans, les dépôts dans les banques au Canada ont augmenté, non pas de 18 millions, mais de 1400 millions. Par quelle magie ?

C’est bien simple, la monnaie scripturale se passe de métal, de fonderie, de poinçon : il suffit d’une bouteille d’encre, d’une plume et d’un livre de banquier.

À l’heure où le gouvernement fédéral fabrique péniblement, à 50% de rendement, son demi-million par an, lui, le souverain, emprunte des créateurs de la monnaie scripturale 750 millions (Débats, page 399.1).

Mais il n’y a même pas 400 millions de monnaie légale au Canada ? Qu’à cela ne tienne, il y a encore de l’encre dans la bouteille du banquier et ces écritures lui rapportent de beaux bénéfices, en même temps qu’elles hypothèquent la nation et font de nous les esclaves d’un système bancaire privé. Et n’allez pas suggérer que le gouvernement, l’État souverain devrait bien plutôt avoir ce privilège de la création de toute monnaie nécessaire, matérielle ou scripturale. Le ministre des Finances lui-même l’a déclaré en pleine Chambre, “la presse à imprimer de l’argent n’a jamais enrichi une nation.” Il vaut mieux, paraît-il, imprimer des obligations, des servitudes vis-à-vis des banquiers et laisser ceux-ci créer eux-mêmes la monnaie. Ce sont nos faussaires officiels et reconnus : peuple ignorant, incline-toi et baise avec respect les chaînes d’or qui te rivent et riveront tes enfants en esclavage perpétuel !

***

Mais qu’est-ce donc que cette monnaie scripturale dont vous faites tant de cas ? — Un exemple va l’expliquer. Je l’emprunte à l’un de ces bulletins mensuels que publient les banques et dans lesquels, depuis qu’un mouvement d’étude de la monnaie se dessine et s’accentue chez le public, elles distillent du chloroforme à grande dose.

Un fabricant de chaussures désire un emprunt de $50,000. Il se présente à la banque. Celle-ci analyse son cas. C’est un homme qui conduit bien son entreprise, conserve et augmente sa clientèle. Son cas est bon. Elle lui octroie le prêt, moyennant garanties évidemment. Le banquier va-t-il sortir $50,000 de ses tiroirs et les passer à l’emprunteur ? Non pas, il va simplement lui ouvrir un compte et placer à son crédit $50,000. N’est-ce pas, après tout, aussi bien que si le banquier lui passait cette somme et que lui la déposerait immédiatement, quitte à tirer les montants selon ses besoins, au moyen de chèques ?

La minute après que le banquier a fait cette inscription, il y a au Canada $50,000 de plus. Nul autre dépôt n’a été diminué, en effet ; c’est un dépôt absolument nouveau, sans apport de monnaie d’autre source. Voilà la baguette magique, sous laquelle ont surgi $50,000 qui n’existaient pas auparavant, qui vont servir à payer du cuir, des machines, des employés.

Le fabricant de chaussures va mettre cette monnaie en circulation, mais il devra la rembourser, dans trois, quatre ou six mois, selon les arrangements. Pour rembourser, il va vendre ces produits et l’argent ainsi retiré de la circulation sera remis à la banque : 50,000 dollars plus l’intérêt. À mesure qu’il remboursera cette monnaie scripturale, elle disparaîtra.

Prêts et remboursements se poursuivent tous les jours, en différents lieux et avec différents clients. Si le montant total des prêts dépasse le montant total des remboursements, la quantité de monnaie en circulation augmente. Si les remboursements rentrent plus vite, par suite d’une compression des crédits, la quantité de monnaie en circulation diminue. Et ainsi s'explique qu’elle a diminué du tiers de 1929 à 1932.

Seules les banques ont ce privilège, qui devrait être réservé au souverain, chez nous à l’État fédéral. Que notre fabricant de chaussures aille emprunter, disons, de M. Dubois, ancien cultivateur qui a vendu sa ferme. M. Dubois va faire le même examen et exiger les mêmes garanties que le banquier, puis il prêtera $50,000. Mais il n’aura rien créé. Les $50,000 seront désormais au compte du fabricant de chaussures, mais ils seront soustraits au compte de M. Dubois.

Je sais qu’un certain Monsieur Logique va me dire que la banque est obligée de répondre au guichet à toutes les demandes de numéraire (d’argent matériel, métal ou billets) et qu’il lui faut donc des réserves. Mais Monsieur Logique sait, et savait bien avant moi, qu’avec une réserve de $10,000, un banquier peut prêter $100,000, car l’expérience lui a démontré que les appels de numéraire sont de moins de 10%. L’histoire de l’orfèvre devenu banquier, que je vais raconter un peu plus loin, au risque d’ennuyer ceux qui la connaissent déjà parce qu’elle n’est pas inédite, va expliquer cette élasticité qui joue en faveur du banquier, du créateur, contrôleur et maître de la monnaie.

À remarquer aussi, en passant, que le banquier crée les capitaux qu’il prête, mais il ne crée pas les intérêts qu’il en demande. Où va-t-on les prendre ? Le profit de l’industriel, direz-vous. Oui, mais l’argent viendra tout de même d’une source ou d'une autre qui n’a pas le pouvoir d’en fabriquer. Ce ne sont pas des chaussures, ni d’autres produits que veulent les banquiers comme intérêts, mais de l’argent, de la monnaie que seules elles peuvent créer et qu’elles n’ont pas créé. D’où nécessité de nouveaux emprunts.

Il n’en va pas autrement avec les gouvernements. Ils empruntent des banques du capital qu’elles créent et s’engagent à tirer du public, pour rembourser les banques, une somme égale à ce Capital plus l’intérêt. Quand le public est à sec et ne peut plus servir même les simples intérêts, les gouvernements empruntent encore ; pour rembourser les obligations précédentes, ils s’en chargent de plus lourdes et l’on s’étonne que la dette monte toujours !

Que conclure de ceci ?

“Les détenteurs et maîtres absolus de l’argent gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par-là, ils distribuent en quelque sorte, le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leur mains, si bien que, sans leur consentement, nul ne peut plus respirer.”

Sévères, mais combien vraies, ces paroles du Pape ! Un peu plus loin, dans la même encyclique Quadragesimo Anno, on trouve cette remarque que personne n’osera contredire :

“Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle.”

Voilà des constatations douloureuses. Le système bancaire qui nous a conduits de crise en crise, chacune plus dure que la précédente, ne veut pas se départir de ses privilèges. Ce n’est pourtant pas lui qui répare les ruines. Il veut les privilèges et rejette les responsabilités. Je ne sache pas que les chômeurs et les indigents aient jamais été invités à faire queue au comptoir des banques. Au contraire, lorsque les trésors des municipalités, des provinces et du fédéral s’épuisent et que le peuple pressuré ne peut plus les alimenter, les porte-voix des banques crient de comprimer les dépenses, de distribuer moins d’argent aux travailleurs, mais de ne jamais toucher aux taux d’intérêts, à la livre de chair dont se repaît le banquier.

On va trouver peut-être ces expressions violentes et cette critique destructive. Nous n’allons pas nous borner à ces tableaux attristants ; nous montrerons et expliquerons peu à peu, au cours de ces “Cahiers,” quelle méthode le Crédit Social, lui, propose pour l’émission et le contrôle de la monnaie. Mais racontons auparavant l’histoire promise un peu plus haut.

Louis Even

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