Créditiste chez son marchand

le mardi, 01 juin 1937. Dans Cahiers du Crédit Social

— Ça monte à combien ?

— $1.48. Vous ne voulez pas autre chose ?

— Si je veux autre chose !...

— En fait de conserves. Voici de belles tomates de l'automne dernier, empaquetées à la main par un cultivateur de Verchères... Du fromage, peut-être ?

— Merci, Monsieur Dubois. Assurément, vos marchandises sont bonnes. C'est d'ailleurs ce qui me ramène chez vous. Quant à les désirer, ça ne manque pas non plus. Demandez à ma vieille. On se limite, voyez-vous ; on ne s'habille pas comme on voudrait, on supporte de vieux meubles qui tiennent à peine, parce qu'on est obligé.

— Tout le monde dit la même chose. Par d'argent ! C'est pour cela que mes clients sont si rares et que j'ai le temps de bavarder. J'entends cela cent fois par semaine : pas d'argent !

— Bien moins d'argent que de produits sur vos tablettes ou chez votre fournisseur, n'est-ce pas ?

— Ce n'est pas à demander, Monsieur Lapointe.

— Et pourtant, que de monde ne travaille pas ! S'ils travaillaient il y aurait encore plus de produits.

— Oui, mais les gens auraient de l'argent pour les acheter.

— Beaucoup plus de produits et un peu plus d'argent ; mais la somme des prix des produits en vente, à n'importe quel moment, dépasse toujours la somme d'argent entre les mains des consommateurs, et quand les stocks s'accumulent trop, on ferme les fabriques, les usines, on renvoie des ouvriers ; on diminue l'argent en circulation et les produits restent là. Il faut des banqueroutes pour les écouler ; il faut que les gouvernements s'endettent pour nous sortir un peu du trou, et encore ça ne vient pas vite.

—Vous vous occupez de politique, Monsieur Lapointe ?

— Non, j'étudie plutôt la question économique et j'y vois un peu plus clair. J'ai des idées bien nettes aujourd'hui. Jamais nous n'aurons de stabilité, de véritable prospérité sous le système actuel, malgré toutes nos inventions et tous nos progrès.

— Ah ! vous voulez revenir au régime des bleus ? Vous aviez pourtant l'air d'être pour les libéraux il y a deux ans !

— Pas question de parti au pouvoir. Je dis que c'est le système qui ne vaut rien. On a eu les deux partis l'un après l'autre à Ottawa, mais c'est toujours la même chose. Quand on a des machines et qu'elles sont arrêtées, quand on a des hommes à rien faire alors même que les gens veulent de la nourriture, des vêtements, des maisons, du confort ; quand on a des chemins de fer et qu'on ne peut pas amener dans nos villes du charbon qu'il y a à perdre en Alberta ; quand on a des élévateurs pleins et des gens qui souffrent de la faim — cela ne dépend ni des rouges, ni des bleus, mais du système qui empêche le monde de jouir de ses produits. Pendant que bleus, rouges et nationaux se chamaillent, une petite clique de financiers mène le Canada.

— Vous voilà devenu éloquent. Mais que voulez-vous faire quand il n'y a pas d'argent ?

— D'où vient l'argent, Monsieur Dubois, et où va-t-il ? Comment naît-il et comment meurt-il ?

— L'argent naît et l'argent meurt ?

— Mais certainement. Et s'il naît plus vite qu'il meurt, la quantité augmente. S'il meurt plus vite qu'il naît, la quantité diminue.

— Serait-ce pour cela qu'à des époques il y a beaucoup d'argent, à d'autres, presque pas ?

— Exactement.

— Alors, pourquoi le gouvernement fait-il des choses pareilles ?

Mais ce n'est pas le gouvernement qui fait l'argent ! La preuve, c'est qu'il en manque quand il en a tant besoin, et nos trésoriers passent des nuits blanches sans pouvoir balancer leur budget, malgré tous les services qu'ils suppriment, tous les hommes qu'ils mettent à pied.

— Me voilà en pays neuf, Monsieur Lapointe. Vous allez m'expliquer cela et me dire à quoi ça sert, ces études-là que vous faites.

— Oui, mais ce serait trop long de vous développer tout cela verbalement d'un seul trait ; ça pourrait ainsi vous mêler en allant trop vite, et puis vous avez des clients. Voici justement Madame Sansfaçon qui s'en vient sans doute chez vous et vous savez si ça prend du temps pour la servir ! Mais je vais vous laisser une petite brochure, pas épaisse, écrite en gros caractères et en français facile à comprendre. Vous me direz ce que vous en pensez quand je repasserai.

— “Cahiers du Crédit Social”

— Du Crédit Social ! Des folies de l'Alberta... de la littérature communiste ! Ma femme va mettre cela dans le poêle !

— Allons, Monsieur Dubois, vous lui direz que c'est Lapointe qui vous a passé cela. Pas un communiste, Lapointe ! Puis ils sont lus, ces Cahiers, par des centaines de prêtres, de médecins, d'agronomes ; ils circulent librement dans une demi-douzaine de séminaires. Lisez ce numéro-ci, vous me direz ensuite si ce sont des folies ou si c'est de la logique.

— Entendu, Monsieur Lapointe. Merci. Au revoir.

Huit jours après :

Le marchand :

— Monsieur Dubois, c'est cela qu'il nous faut. Cela qu'il faut au marchand, à l'acheteur, au professionnel, à l'ouvrier, à l'agriculteur, aux municipalités, aux gouvernements. Vous allez me passer tous les autres numéros. Je m'abonne aux Cahiers. Je voudrais que tout le monde connaisse cette doctrine monétaire et je veux distribuer des cahiers à tous mes clients — ils ne coûtent pas cher, après tout...

— Très facile, Monsieur Dubois. Cinq sous le numéro, c'est bon marché. Eh bien, vous pouvez les avoir à mi-prix si vous en prenez quarante d'un coup. Quarante pour un dollar.

— J'en veux quatre-vingts par mois. Deux dollars par mois sera mieux placé qu'à la banque, car ça va me rapporter bien des fois cette dépense quand les stupides crises économiques seront bannies du Canada.

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