Chez les Adversaires du Crédit Social

Louis Even le vendredi, 01 octobre 1937. Dans Cahiers du Crédit Social

Le Crédit Social a ses adversaires. Nous pourrions essayer de les classer par catégories, mais il y a bien des manières de procéder à cette classification et nous risquerions d’être non seulement incomplet, mais sans doute injuste dans le degré d’attention accordé à chaque groupe. Nous préférons en parler un peu au hasard de la rencontre, sans courir à la recherche des autres.

Maintes personnes sont opposées au Crédit Social, dont elles n’ont qu’une idée très imparfaite, par motif de précaution. Elles s’imaginent que le Crédit Social va leur enlever leurs biens ou leurs économies durement amassées, dollar par dollar, voire même sou par sou. Récemment, un hebdomadaire québécois observait qu’on avait déjà donné assez de secours à l’Alberta ; il doutait, disait-il, que même les créditistes de la Province de Québec fussent prêts à se cotiser pour financer l’octroi de dividendes à leurs amis de l’Ouest. Pauvre chérubin, qui prend les dividendes pour une sous­traction de monnaie de la poche de Pierre en faveur de Paul. Il est tellement habitué aux méthodes ineptes qui caractérisent notre économie actuelle, qu’il n’en peut concevoir d’autres. Le Crédit Social respecte l’épargne des épargnants comme il respecte la pro­priété des propriétaires. Il réclame un dividende, non pas parce que Pierre est plus riche que Paul, mais parce qu’il y a des richesses qui restent non distribuées et se perdent, alors qu’il y a une foule de consommateurs dans le besoin qui demandent à utiliser ce sur­plus de richesse. Le dividende, direct ou indirect, ne vise pas l’épar­gne ou la propriété, mais le surplus social, aujourd’hui inutilisé et dont la non distribution nuit justement à la propriété ou à l’épargne, parce qu’elle met l’indigent à la charge des autres et parce qu’elle neutralise la valeur des moyens de production.

Que ceux-là donc cessent de s’inquiéter et qu’ils se rallient sans crainte à une économie qui ne veut que distribuer l’abondance et protège l’épargne beaucoup mieux que le système sans sécurité sous lequel nous vivons.

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D’autres critiquent le Crédit Social, surtout dans les jour­naux, en l’accablant d’injures, en le traitant d’utopie, mais sans jamais présenter l’ombre d’un argument. Tel certain journaliste habitué de La Patrie et de l’Illustration, qui a des remarques assez fines quand il écrit sur la politique, mais dont les réflexions en économique dénotent une ignorance qui frise la stupidité. Il va jusqu’à blâmer le progrès, les inventions, les applications de la science et n’hésite pas à déclarer que le gouvernement devrait intervenir pour arrêter la mécanisation de l’industrie. Et dire que cet homme se présentait comme candidat de la Restauration Na­tionale ! Que voulait-il restaurer ? Le cheval sur la route ? Le pic et la pelle dans les excavations ? La misère réelle, la suppression de l’abondance pour que le pauvre se résigne à sa détresse ? Celui-là naturellement trouve Aberhart “funambulesque,” et quoi encore !

Ce journaliste pourrait donner la main à “l'industriel bien connu du nord de la ville” dont La Patrie publie avec une apparence de sérieux le plan pour terminer le chômage. Avez-vous lu le “Mon Plan” de Patrick Boileau dans  “La Patrie” du 4 septembre ? Pas funambulesque, celui-là ! Le plan pour abolir le chômage, mais c’est de supprimer les camions pour les remplacer par un nombre triple de voitures à cheval, multipliant ainsi les livreurs au ser­vice du commerce et réclamant de la part de l’agriculteur la cul­ture de grands champs d’avoine. Quoi encore ? Supprimer le pétrin mécanique pour faire revivre une armée de boulangers à la main. Voilà au moins qui est conforme aux exigences de la philosophie dont notre économie actuelle ne paraît pas vouloir se départir : tous les hommes travailleront dur et tous pourront manger un peu de pain pétri à la main...

Ô progrès, on t’en veut donc bien d’avoir créé l’abondance ! L’auteur de “Mon Plan” pourrait laisser intactes toutes les inven­tions modernes et ne faire qu’une petite suppression : celle de l’aqueduc municipal. Que n’y a-t-il songé ? Dans sa ville de Mont­réal, remarquable par sa superficie, il y aurait de quoi occuper une armée de 30,000 porteurs d’eau ; il paraît que ce métier nous convient le mieux avec celui de scieurs de bois. Et comme l’eau est dans le fleuve et les riches plus près de la montagne, la richesse descendrait vers les pauvres à mesure que les tonnes d’eau sur roues, tirées ou poussées à bras, atteindraient les hauteurs. Puis quelle métropole pittoresque on aurait pour attirer le flot des tou­ristes américains ! Voilà un “Mon Plan” pour La Patrie !

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Il est d’autres critiques qui ne nient pas qu’il y ait abondance, mais ne consentent pas à ce qu’elle soit distribuée le moins du monde à ceux qui ne contribuent pas à la production par leur tra­vail ou leurs placements. Comme la production a de moins en moins besoin du concours de l’homme, cela équivaut à préconiser ou au moins admettre la destruction de l’abondance pour sauvegarder le grand axiome de notre économie barbare : Rien pour rien.

Si c’est par scrupule de conscience que l’on refuse aux socié­taires (aux consommateurs) la distribution du surplus social qui sollicite preneur, on pourra aller à l’école des meilleurs maîtres de l’école thomiste et lire, par exemple, ce passage de “L’Huma­nisme intégral” par Jacques Maritain :

“C’est un axiome pour l’économie bourgeoise et la civilisation mercantile qu'on n’a rien pour rien, axiome lié à la conception individualiste de la propriété. Nous pensons que dans un ré­gime où une conception plus sociale de la propriété serait en vigueur, cet axiome ne pourrait pas subsister. Bien au con­traire, la loi de l'usus communis porterait à poser que, du moins ou d’abord pour ce qui concerne les besoins premiers, matériels et spirituels, de l’être humain, il convient qu’on ait pour rien le plus de choses possible. (Les italiques sont de l’auteur lui-même.) Que la personne humaine soit ainsi servie dans ses nécessités primordiales, ce n’est après tout que la première condition d’une économie qui ne mérite pas le nom de barbare.”

L’abbé H.-A. S., de Sherbrooke, en lisant ces lignes de Maritain, va-t-il, comme dans son stupide article du “Messager” du 2 mai, crier aux “utopies se formant dans certaines têtes manquant d’équilibre” ?

L’abbé ne voudrait pas que le peuple s’occupe de questions économiques :

“Le peuple est-il en état de voir clair sur ces questions écono­miques ? Le peuple n’est-il pas facilement aveuglé par le désir d’une honnête aisance dans la jouissance des biens de la terre ?... En face de la propagande mensongère, n’est-il pas temps d’appeler à l’union dans la vérité toutes les classes diri­geantes ? Cette union ne serait-elle pas un des puissants moyens de garder dans la vérité notre bon peuple ?” (C’est sans doute “garder dans l’ignorance” qu’il voulait dire.)

L’article auquel nous faisons allusion est intitulé “Former l’opinion populaire” et dirigé primitivement contre le communisme. Mais l’auteur, par ignorance ou à dessein, en vient à assimiler au communisme le système économique réclamé par “l’utopiste Aberhart porté au pouvoir par l’unanimité à peu près du vote popu­laire”. Il ne saisit pas que c’est un peuple que l’étude a détaché des vieux partis politiques, donc une “opinion populaire formée” qui a donné ce vote. En tout cas, Monsieur l’abbé, quelles que soient vos intentions, l'utopie que vous semblez poursuivre est celle de vouloir combattre le communisme tout en niant à l’être humain le droit aux nécessités de la vie dans un siècle et un pays d’abon­dance. Continuez de vous amuser !

Nous prions nos lecteurs de ne pas juger de l’opinion du clergé par celle de ce membre. Notre doctrine est très bien reçue par les hommes intelligents et libres qui se donnent la peine de l’étudier. Il en est qui doutent de la possibilité de la faire prévaloir — des for­ces si puissantes sont liguées contre elle ; mais il faut une croûte d’ignorance ou une dose de préjugés (ça va bien ensemble) pour la classer avec le communisme.

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Parlerons-nous de ceux qui craignent qu’en abolissant la mi­sère et en donnant à la masse l’accès aux biens temporels, on va démoraliser l’humanité ? Si le système garantit le nécessaire à tous, la masse ne voudra plus travailler, prétendent-ils. Ou bien, si le peuple a de l’argent pour acheter les biens de consommation, il va l’employer à boire ou à vivre dans la débauche. Si un régime plus logique permet la satisfaction du consommateur, le développe­ment de la technique et la multiplication de loisirs, le peuple va passer ces loisirs dans le désœuvrement. Etc., etc. Ces moralisateurs du prochain voient, dans la satisfaction des besoins tempo­rels, du danger pour les autres, jamais pour eux-mêmes.

Nous leur suggérons de passer leur message au public. Qu’ils "viennent avec nous rencontrer nos audiences pour nous faire échec. Qu’ils disent tout haut à “notre bon peuple” ce qu’ils pensent tout bas :

“Chers Amis, — Défiez-vous du Crédit Social et de ses propagandistes. Ces créditistes veulent qu’avec des greniers qui débor­dent, vous ayez sur votre table tout le pain que désire votre fa­mille. Ils veulent qu’avec des manufactures forcées de ralentir parce que les entrepôts, sont encombrés, vos enfants et vous-mêmes soyez bien chaussés et bien habillés. Ils veulent qu’avec des machines prêtes à multiplier la production, vous puissiez travail­ler moins dur tout en recevant plus de biens ; que vos femmes puissent se reposer au lieu de se tuer à l’ouvrage seize heures par jour ; que vous puissiez vous promener, voyager un peu, au lieu de laisser les chemins de fer dans l’inactivité et les cheminots dans le chômage. Ces créditistes vont vous damner, parce qu’ils sont trop logiques. Ils oublient que vous êtes incapables de rester vertueux à moins d’être dans la misère. Passe encore que nous, les éduqués, ayons toutes ces choses à notre disposition ; nous savons utiliser nos loisirs et apprécier les biens temporels sans en abuser. Mais vous êtes nés dans le péché ; c’est pour cela que vous êtes aveugles, que vous ne voyez pas même les cordes qui vous tiennent ligotés, le fouet qui vous châtie, la main qui vous ravit votre nourriture. Ces créditistes veulent vous ouvrir les yeux ; ils n’en ont pas le droit ; vous n’êtes dignes que de mépris sincère caché sous quelques paroles mielleuses. Fermez l’oreille à ces propagandistes de l’abo­lition de la pauvreté et de la distribution de l’abondance.

Bénissez vos taudis pendant que les ouvriers du bâtiment chôment. Baisez vos guenilles pendant que les marchands se plaignent de l’encom­brement de leurs inventaires. Surtout, ne manquez pas de véné­rer les institutions financières, parce que seule cette idolâtrie vous permettra d’aller au ciel. L’idole renversée, votre misère disparaî­trait sur la terre, mais vous êtes bien trop arriérés et trop gros­siers pour tirer avantage de l’aisance et du confort.”

Quand ils auront débité leur petit discours, il ne nous restera pas grand-chose à ajouter, notre propagande sera faite, et bien faite.

Si ces freluquets dédaignent de venir sur nos estrades, de peur de se contaminer, qu’ils nous demandent de transmettre leur message à leur place : nous nous en acquitterons avec plaisir.

Louis Even

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