Broderie sur les dettes

le lundi, 01 janvier 1945. Dans Dettes & Déficits

Alphonse voulait que j'écrive une lettre ouver­te au ministre fédéral des finances, au trésorier provincial et au maire de notre ville, pour savoir combien de dettes exactement son dernier-né a sur la tête. Curiosité bien légitime. Seulement, je n'ai pas confiance qu'une simple lettre d'un sim­ple particulier pourrait obliger ces messieurs. D'ailleurs ils auraient tôt fait de m'entortiller dans les chiffres et de me peindre une situation intolérable sous une couleur rose nanane.

J'ai tout de même l'impression que partout les dettes sont formidables et je suggérais une cor­vée de Canayens pour renvoyer une fois pour toutes ces illustres personnages, qui se font un plaisir d'exploiter la crédulité publique.

Inquiétude salutaire

Oui, mon voisin Alphonse a raison de s'inquié­ter. Mais ça me surprend de sa part. Il a été assez rouge pour compromettre l'avenir de toute sa famille. Ce sont les milliards de la guerre qui lui ont fait ouvrir les yeux. Auparavant, il croyait cela, lui, que l'argent était trop rare pour aider les chômeurs. Puisque William Lyon MacKenzie King le disait, que diable ! Pauvre lui, si vous l'aviez entendu lorsque Bennett disait la même chose !

Au fond, mon voisin est un brave type ; com­me ses compatriotes, il perd la boule seulement en temps d'élections. Quelques jours tous les qua­tre ans, tout au plus. On a déjà vu pire. Avec moins de conséquence, peut-être...

Il ne faut pas oublier qu'Alphonse a huit en­fants. Quasiment assez pour gagner la prochaine guerre, s'ils sont malins le moindrement. Ou du moins, ça donnera un bon coup de main pour les taxes, cette fournée-là.

Pour le moment, les petits portent des guenil­les et sont heureux ; mais j'ai bien peur qu'un jour ils s'éveilleront aux réalités et trouveront que leur père leur aura laissé un fameux héritage de det­tes !

Savez-vous que les papas d'aujourd'hui pren­nent d'étonnantes responsabilités ! C'est juste­ment ce qui tourmente Alphonse. Ça lui fera du bien de penser à tout cela.

Médecin, guéris-toi...

Pour l'amour, qu'ai-je donc à tant m'occuper du problème d'Alphonse, alors que j'ai moi-même six enfants et que je me trouve exactement dans le même bateau ?

Hé oui, pendant que j'applaudissais aux décla­rations mirobolantes des politiciens, les financiers m'ont enchaîné moi aussi, avec tous ceux de ma famille. Étreinte maudite !

Comme il a confiance en moi, le petit Pierrot, que je viens d'endormir sur mes genoux ! Il s'ima­gine que tout ce que je fais est bien, que tout ce que je laisse faire n'est pas mal. Mais que dira-t-il dans vingt ans, lorsqu'il se verra forcé de payer deux guerres gagnées depuis longtemps ?

Ah, comme je souhaiterais que tous les pères de la province se fissent à eux-mêmes les ré­flexions que je me fais en ce moment ! Une bonne méditation, une longue broderie invisible, un soir de décembre, lorsque le vent emporte les flocons de neige sur la vitre, que peut-il y avoir de plus salutaire dans une période difficile ? Le plus sage des hommes qui s'égarent n'est-il pas celui qui s'assied un moment pour s'orienter ?

Trève de beaux discours. Tu te plains des det­tes, mon Tigas ; tu dis qu'elles sont effarantes ; tu soutiens qu'Alphonse a raison de s'inquiéter ; tu crains que tes enfants ne te fassent des reproches, ou du moins tu as peur que le fardeau soit trop lourd pour leurs épaules, très bien ; mais prouve-nous que tu n'as pas tort de broyer tant de noir. — C'est bon, c'est bon, je vais essayer, sans écrire aux ministres des finances ni au maire de ma ville. On verra.

Dette municipale

Avant les élections, notre maire disait que la situation financière de la ville était excellente et que la dette baissait à vue d'œil. Après les élec­tions, la dette apparente était encore de $300,000 et nous eûmes vent d'une dette cachée d'au moins $100,000. Cela fait en tout $400,000 pour une population de 6,000 âmes, y compris hom­mes, femmes et enfants. Si je ne m'abuse, cela donne pour chacun quelque chose comme $67 ; et pour ma femme, mes six enfants et moi, le joli montant de $536. Et je ne parle pas des intérêts !

Ce n'est pas la faute du maire. Il tourne en rond dans un cloaque. Mais il mériterait tout de même un coup de sabot pour être venu nous dire avec flamme que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ah bah ! Pourquoi risquer de détériorer ses sabots ? Les citoyens dorment sur leur dette, comme s'il y avait de l'opium dans l'encensoir qu'on leur passe sous le nez tous les deux ans !

Il nous faudrait une dizaine de Séraphin pour s'occuper des affaires municipales. En attendant, les miens et moi, nous devons $536 à des gens que nous n'avons ni vus ni connus.

Dette provinciale

Avant les élections, l'honorable M. Mathewson n'achevait pas de déclarer que les finances pro­vinciales étaient "very good, thank you". Il y avait des millions dans les coffres. Après les élec­tions, l'honorable M. Gagnon n'achevait pas de déclarer que les coffres sonnaient le creux et qu'il y avait un tas de dettes insoupçonnées par-dessus le marché. Enquête à la Duplessis, puis on n'aura qu'à payer.

Pendant ce temps-là, la population semble avoir oublié que la dette provinciale connue s'élè­ve à environ 350 millions et que le nouveau gou­vernement garde justement le système qui a rendu cette dette possible. Retenez-vous, mes sa­bots !

Or, si je divise 350 millions par une population de 3 millions, je trouve que chaque homme, fem­me et enfant du Québec doit en gros l'impression­nante somme de $117. Pour ma femme, mes six enfants et moi, cela fait bien $936. Il n'y a pas à dire, Baptiste est courageux !

Dette fédérale

Ici, l'on parle de milliards. Il me faudrait une machine à calculer. Mais non, je ne faillirai pas à la tâche. Une de mes voisines est une ancienne maîtresse d'école. Je vais lui faire compter cela...

(Une demi-heure plus tard). La voisine en est venue à la conclusion qu'une dette qu'on estime à plus de onze milliards, répartie sur les douze millions de Canadiens, y compris hommes, fem­mes et enfants, celte donne à chacun une belle croix de $916 à porter. Pour ma femme, mes six enfants et moi, j'arrive à un total de $7,328.

MM. Towers et Ilsley peuvent prononcer des paroles rassurantes s'ils le veulent, mais moi, j'ai fini de les écouter.

Récapitulation

Pour terminer mon entreprise et avoir sous les yeux un tableau saisissant de mes dettes, il faut maintenant que j'additionne les trois montants. Non, je n'ai pas rêvé, c'est bien $8,620 que je dois pour moi-même et ma famille.

Je n'ai rien dit des intérêts et c'est pourtant cela qui importe. Car les intérêts se paient — et je paie des intérêts — bon an mal an sur toutes ces dettes-là. Quant au capital, ma foi, les enfants paieront ça à charroyer de l'eau et à scier du bois. L'avenir est à eux.

— Non, sire, l'avenir est aux financiers, par vo­tre bon plaisir !

Je n'ai rien dit non plus des dettes paroissiales — nous avons une tapante de belle église mais elle n'est pas payée ; ni des dettes scolaires — les maîtresses gagnent trop cher, prétendent certains petits vieux ; ni des dettes privées.

Sur ce dernier point, par exemple, je n'ai pas de reproche à me faire. Alphonse non plus. Nous ménageons comme des avares afin de passer quel­que bien à nos enfants au dernier soupir. Sous le rapport des dettes personnelles, nous sommes fiers un peu rare. En vérité, nous sommes pas mal naïfs, puisque pendant que nous accumulons l'ar­gent par cinq sous, les financiers nous endettent par milliers de piastres.

Pères de ma province, pensez-vous que nos héritiers vont trouver que nous avions du talent ? Il faut réagir, morbleu !

Un seul moyen

Les lecteurs de "Vers Demain" comprennent que le Crédit Social est l'unique moyen de redres­ser une situation aussi renversante. Qui donc, à part les créditistes, parle de mettre fin à ces accu­mulations honteuses de dettes ? Et qui donc, s'il en parle, nous indique un remède aussi précis et aussi pratique ?

Avec le Crédit Social, on n'emprunte plus des financiers, on ne gémit plus en pleine abondance, on ne s'étiole plus dans la misère ; on se crée l'ar­gent nécessaire à dépêcher les produits vers les besoins, on se taille une vie large dans un domai­ne inépuisable, on assure aux générations à venir la participation complète à un progrès constant.

Sur une pente trop raide, l'instinct nous porte à nous retenir ; l'homme qui tombe à l'eau se débat pour remonter à la surface ; si nous glissons dans un abîme de dettes, l'instinct, la raison, le bon sens nous commandent d'en sortir au plus tôt, n'est-ce pas ?

Et si les dettes deviennent possibles grâce à un système financier qui les favorise, pour nous tirer de là n'y a-t-il pas lieu d'adopter un système fi­nancier qui aura l'effet contraire ? Il me semble que c'est clair comme bonjour et il importe très peu que certain journaliste ou professeur de Montréal appelle fumisterie ce qui paraît logique à tous ceux qui se donnent la peine de réfléchir.

Les financiers sont de plus en plus attaqués et de moins en moins bien défendus, comme la forte­resse Europe. Leur temple croulera. Ils ont tiré leur force de notre faiblesse ; notre force les affai­blira. "Envoyons d'l'avant, nos gens !"

Une dernière pensée : un homme qui commen­ce à songer aux dettes, c'est un futur créditiste ; un homme qui mesure toute l'immensité des det­tes, c'est un créditiste passif ; un homme qui veut sortir des dettes, c'est un créditiste actif. Mais dans quelque catégorie que nous tombions, il nous incombe de faire remarquer à nos voisins qu'ils s'enferrent de plus en plus s'ils laissent les financiers leur accumuler des milliards de dettes sur la tête, pendant qu'eux-mêmes fendent les sous en deux et s'entre-déchirent pour la posses­sion d'une pincée de dollars.

Il se trouve encore des gens, et non des moin­dres, pour crier que notre peuple s'achemine vers sa majorité économique. Pardon, messieurs, c'est vers la révolution ou l'esclavage complet que nous allons à ce train. Le socialisme nous guette, le communisme nous souille, le doute nous ronge, la peur de l'après-guerre nous fait aimer la tuerie. C'est le chaos, en attendant la catastrophe !

Oui, nous paierons cher si nous continuons de croire en des diplômés inconscients !

TIGAS

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