"À la sueur de ton front"

Louis Even le mercredi, 01 août 2001. Dans Le Crédit Social enseigné par Louis Even

Voici un formidable article de Louis Even, publié dans le journal Vers Demain du 15 février 1953, article qui répond à ceux qui s'opposent à un dividende à chaque citoyen en se basant sur cette parole de l'Évangile : "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front." Cet article éclairera particulièrement nos nouveaux lecteurs qui ne sont pas familiarisés avec l'idée d'un dividende périodique à chaque citoyen.

par Louis Even

OBJECTEUR AU DIVIDENDE – Un dividende social à tout le monde, même à ceux qui ne sont pas embauchés par la production, c'est immoral. Il est écrit, et c'est ineffaçable : "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front." Cela veut dire : Rien pour rien. Un dividende non gagné, qui donne droit aux produits sans cette "sueur de ton front", c'est donc contraire à la Sainte Écriture.

De l'Ancien au Nouveau Testament

Tout doux, mon ami. Je ne tiens sûrement pas à me battre contre la Sainte Écriture, même si je suis bien décidé à me battre au coton contre cette philosophie barbare. Mais, puisque vous avez la Bible en main, je vous rappellerai qu'il y a un Nouveau Testament au bout de l'Ancien. Vous avez bien dû y trouver autre chose qu'un "Chérubin armé d'une épée tournoyante."

Que pensez-vous, par exemple, de cette autre parole, moins proche de la Chute et plus proche du Rachat : "Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien".

Remarquez le mot "donnez". Vous devrez admettre que, quand les disciples demandèrent au Sauveur de leur enseigner à prier, le divin Maître connaissait aussi bien que vous la punition infligée à l'humanité à la suite du péché originel. C'est pourtant bien le Pater, avec son Donnez-nous, qu'il composa et présenta à ses disciples comme formule de prière par excellence.

Les chrétiens prononcent ce Donnez-nous plusieurs fois par jour. L'Église en fait une partie de sa prière officielle, en plein cœur du saint sacrifice de la Messe. Tandis que l'autre citation – la vôtre — elle est surtout utilisée par les politiciens qui veulent couvrir leurs péchés d'omission, en laissant des besoins criants devant des biens débordants.

Rien pour rien ? Donner du non-gagné, c'est immoral ? — Mais où donc avez-vous la tête, mon ami ? La charité donne, elle ne fait pas gagner : la charité serait-elle immorale ? Le riche de l'Évangile, qui refusait au pauvre Lazare le droit de ramasser les miettes tombées de la table somptueuse, devait parler comme vous : "Tu n'auras rien, parce que tu n'as pas travaillé pour le gagner ; périsse mon superflu, plutôt que de laisser les gens obtenir quelque chose pour rien !" Mais ce moraliste-là est allé chez le diable, justement parce qu'il avait laissé Lazare affamé devant l'abondance qui se perdait.

Rien pour rien ? Mais, mon cher, si vos parents avaient suivi cet avis-là, vous ne me parleriez pas aujourd'hui. Pendant bien des années, vous reçûtes beaucoup pour rien ; et, Dieu merci, c'est resté coutume partout où l'on met des enfants au monde, même chez les tribus arriérées qui n'ont pas de beaux esprits comme vous pour leur faire des leçons.

À qui de mesurer la punition ?

Parce que le premier homme pécha, la race humaine fut mise en face d'une terre à conquérir, non plus d'une terre conquise. Depuis ce jour-là, à travers des centaines et peut-être des milliers de siècles, elle a poursuivi cette tâche, qui lui a certainement coûté bien des sueurs.

Cependant, si le péché a vicié la nature humaine, il ne l'a pas détruite. L'homme possède encore des facultés d'homme : même une intelligence, et non pas seulement des membres. Et c'est en homme, pas en animal, qu'il doit travailler à tirer de la terre, maudite à cause de son péché, les biens dont il a besoin pour vivre. En homme, en être intelligent, en être sociable aussi : ayant parfaitement le droit de s'associer avec ses semblables, de s'organiser socialement, de transmettre d'une génération à l'autre les expériences et le progrès acquis, pour améliorer ses conditions de vie.

C'est au Créateur lui-même — à Celui qui fut offensé – non pas à des politiciens, ni à des économistes, ni à des financiers, qu'il appartient de statuer et de mesurer la punition. Pourquoi donc certains prétendent-ils officier comme "arbitres des sueurs" à verser par les hommes ?

Lorsque le pain paraît, n'est-ce pas parce que, dans le plan du souverain Maître, suffisamment de sueurs ont été versées ? S'il voulait que ce fût plus pénible, il ne permettrait pas que, moyennant une telle contribution de la part de l'humanité, la terre donne telle quantité de biens à l'humanité. Il exigerait plus pour le même rendement.

En d'autres termes, quand les biens sont là, c'est que le travail nécessaire pour les avoir là a été fourni. En vertu de quel nouveau décret, se prévalant de la faute d'Adam, les régisseurs modernes de notre vie économique exigeraient-ils de la part de l'humanité des efforts supplémentaires pour avoir droit aux biens existants ?

Mais ceux qui n'ont pas sué ?

Vous êtes sans doute tenté, mon ami, de me dire qu'il faut des sueurs individuelles de chacun ; et que ceux qui n'en ont pas versé ne doivent pas toucher au pain, même si le pain surabonde. Vous n'osez pas trop, parce que je viens de vous rappeler les années où vous mangiez le pain gagné par d'autres. Mais je pourrais vous signaler aussi le fait de la vie en société. Et, surtout aujourd'hui, le fait de la production plus sociale, qu'individuelle.

J'aurais là un beau chapitre à dérouler sous vos yeux. Les créditistes en tirent d'irréfutables arguments, pour prouver que le dividende social est un dû, et non pas une aumône. Mais, pour le moment, je m'en tiens aux sueurs, puisque c'est de sueurs que vous parlez, et c'est des sueurs que vous réclamez.

Et je vous pose de nouveau la question : La présence de produits n'est-elle pas la preuve que le tribut de sueurs a été payé ? Il a été payé ; même si l'homme, qui n'est pas un simple bipède-bimane, a trouvé le moyen de se faire aider par la vapeur, l'électricité, la gazoline, par des machines de toutes sortes, par ses connaissances scientifiques croissantes, par son organisation sociale de la production, et par bien d'autres choses.

Lorsque Dieu punit l'homme pour sa faute originelle, il ne vous prit pas dans ses conseils. Il ne jugea pas à propos de détruire les gisements de pétrole, ni les chutes d'eau, ni d'autres sortes d'énergie encore à peine explorées ; ni d'ôter à l'homme cette intelligence dont il devait se servir, autant et plus que de ses bras, pour demander son pain à sa planète.

"Courants évangéliques sur le monde"

Je ne puis résister, en terminant, à vous citer quelques phrases d'un philosophe thomiste, qui ne concordent point du tout avec votre philosophie de "rien pour rien". Jacques Maritain écrit :

"C'est un axiome pour l'économie bourgeoise et la civilisation mercantile qu'on n'a rien pour rien : axiome lié à la conception individualiste de la propriété. Nous pensions que, dans un régime où la conception de la propriété esquissée ci-dessus serait en vigueur, cet axiome ne pourrait pas subsister. Bien au contraire, la loi de l'usus communis porterait à poser que, du moins et d'abord pour ce qui concerne les besoins premiers, matériels et spirituels, de l'être humain, il convient qu'on ait pour rien le plus de choses possibles." (Humanisme Intégral, pp. 205-206)

Pour les besoins premiers de l'être humain : le plus de choses possibles pour rien. Voilà bien ce que les créditistes offrent dans le dividende périodique à tous et à chacun.

Les créditistes apportent plus d'un argument au droit de tous et de chacun à un dividende sur la production. Ils invoquent, entre autres, pour chaque membre de la société, dès sa naissance, le titre de cohéritier d'un capital communautaire devenu très productif. En cela, ne s'accordent-ils pas avec l'idée suivante, exprimée par le même grand philosophe catholique, en la même page de ce même ouvrage :

"Que la personne soit ainsi servie dans ses nécessités primordiales, ce n'est après tout que la première condition d'une économie qui ne mérite pas le nom de barbare. Les principes d'une telle économie conduiraient à mieux saisir le sens profond et les racines essentiellement humaines de l'idée d'héritage... en telle sorte que tout homme, entrant dans le monde, puisse effectivement jouir, en quelque façon, de la condition d'héritier des générations précédentes." (ibid., p. 206.)

Tout homme, en naissant, héritier des générations précédentes : voilà certes, un gros et riche héritage. Comparez un peu la productivité d'aujourd'hui, avec la productivité d'il y a sept ou huit générations. Cette augmentation de productivité n'est pas due à une augmentation de sueurs par ceux qui travaillent. C'est l'héritage communautaire, qui remplace avantageusement bien des efforts individuels. Pourquoi donc y a-t-il encore des totalement dépourvus ? Le droit à un héritage est-il conditionné par les sueurs de l'héritier ?

Le livre cité est de 1936. Huit ans plus tard, en 1944, Jacques Maritain publiait : "Principes d'une Politique Humaniste". Au cours de cet ouvrage, il revient plusieurs fois sur la garantie à tous des biens élémentaires, qui devrait prévaloir dans une cité temporelle vraiment fraternelle, chrétienne.

Ainsi, après avoir parlé de l'égalité des droits fondamentaux de la personne humaine -- droit à l'existence, à l'intégrité corporelle, à la fondation d'une famille, etc., il écrit :

"C'est enfin cette égale condition de cohéritier de l'effort de tous, qui fait que tous doivent, autant que possible, avoir pour rien, leur part dans les biens élémentaires, matériels et spirituels, de l'existence humaine." (Principes d'une Politique Humaniste, page 126.)

Cette conception de la cité chrétienne résulte, dit-il en empruntant une phrase du cardinal Verdier, "des courants évangéliques ouverts par le Christ sur le monde".

Un peu plus loin, après avoir fait la distinction voulue entre égalité sociale et égalitarisme :

"Cette égalité sociale ne demande pas seulement l'exercice de la justice distributive dans la cité. Elle demande cette mesure aussi large que possible de participation gratuite de tous aux biens élémentaires, matériels et spirituels." (Ibid., p. 130)

Vous êtes en retard, mon cher ami. Vous attendez encore le Messie. Le Rédempteur est pourtant venu sur la terre depuis qu'Adam fut chassé du paradis terrestre. Ne demeurez pas perpétuellement glué au troisième chapitre de la Genèse. Laissez-vous pénétrer, vous aussi, par "les courants évangéliques ouverts par le Christ sur le monde". Et vous verrez beau, vous verrez grand, vous verrez humain, vous verrez chrétien.

Ce n'est pas avec le fouet à la main qu'on établit une cité chrétienne. Parlez moins de la sueur au front ; et parlez un peu plus de la solidarité, de la fraternité humaine. C'est tellement plus facile, aujourd'hui, d'ouvrir les écluses d'une économie plus généreuse, généreuse pour tous, quand le progrès multiplie les produits plus vite que le labeur humain.

Ne pensez-vous pas que le plus beau fruit du progrès, ce serait la libération, aussi grande que possible, des soucis matériels, des nécessités de pourvoir aux seuls besoins matériels ; pour que l'esprit s'épanouisse ; pour que l'âme s'élève, pour que les cœurs d'apôtres puissent donner libre cours au feu qui les appelle à déverser leur plénitude sur des frères humains que les bienfaits de la Rédemption n'ont pas encore atteints ?

Vous verrez qu'il y a encore beaucoup à faire pour sortir le monde des suites du péché, pour collaborer à l'œuvre de la Rédemption. Beaucoup à faire — jusqu'à la fin des temps – même si nous ne sommes plus enfoncés jusque par-dessus la tête dans le travail matériel pour gagner du pain matériel ; même si l'on ne nous force plus à suer pour du pain déjà produit ; même si l'on ne nous condamne plus à détruire trois pains pour avoir le droit de manger le quatrième.

Je vous souhaite d'être créditiste : cela ne vous nuira pas pour rester bon catholique.

Louis Even

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