Promotion ouvrière

Louis Even le vendredi, 23 janvier 1970. Dans Economie

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Mes bien chers amis,

Louis EvenLa très grande majorité des gens engagés dans l’activité de la production sont des salariés. On compte quelques poignées de capitalistes qui vivent de dividendes, des entrepreneurs et des commerçants qui vivent de profits mais une masse d’employés qui n’ont d’autres revenus que leur salaire.

On est porté à croire qu’il en fut toujours ainsi et que c’est normal. Mais est-il vraiment nécessaire qu’il en soit ainsi pour fournir à la population les produits dont elle a besoin pour vivre ? Nous répondons non. Et l’on peut concevoir un ordre beaucoup meilleur que cela. Dans notre pays voici une soixantaine d’années, le salariat n’englobait pas encore comme aujourd’hui la majorité des travailleurs. Les trois quarts de la population vivaient sur des fermes, les maîtres de ces fermes et leurs familles étaient de réels capitalistes, leur régime,une économie de liberté, de responsabilité. Et si le fermier engageait des domestiques de ferme saisonniers ou à l’année, ils n’en faisaient pas des robots au service aveugle ou de capitaux anonymes.

Le maître les logeait dans sa maison, les prenait à table avec lui, il leur payait le salaire convenu entre lui et chacun d’eux, c’était du salariat, oui, mais du salariat à taille d’homme qui n’étouffait ni la liberté ni la responsabilité. Comme le maître, les engagés avaient le sens de l’utilité et de la destination du produit de leur travail.

La liberté de choix et la responsabilité individuelle sont deux apanages de l’être humain. Si des conditions de travail les violent ce n’est plus une économie vraiment humaine même si la production qui en sort est abondante et même si ceux qui y contribuent en tirent un niveau de vie confortable. Ce peut être tout au plus une bonne économie pour animaux domestiques; les animaux domestiques n’ont pas à s’inquiéter de ce que leur maître décide pour eux ni du but de leur travail. Leur maître les attelle, leur maître les nourrit cela leur suffit.

N’est-ce pas aussi ce dont se contentent et doivent se contenter des masses de travailleurs humains actuels ? C’est tous les jours dans les établissements de plus en plus mastodontes où s’engouffrent des centaines, des milliers de salariés que la liberté de choix et la responsabilité individuelle restent pour eux à la porte. On peut invoquer la plus grande efficacité au point de vue rendement de ces grosses installations; ce qui resterait à démontrer car comme le remarquait Douglas, l’auteur des propositions financières du Crédit Social : Il n’est point du tout prouvé que l’efficacité de ces entreprises soit dû à leur gigantisme; elle est bien plutôt à leur facile accès aux sources du crédit financier. Si les entreprises plus modestes bénéficiaient de cette même faveur, il est probable que proportionnellement à leur mesure elles feraient aussi bonne figure avec moins de dépersonnalisation de leur effectif humain que les géants qui accaparent l’autonomie, l’économie de nos pays évolués.

Le service du public consommateur s’en trouverait sans doute mieux. Mais même si la production sort plus efficacement des grandes agglomérations de salariés, même si ces salariés sont mieux payés, cela ne fait pas d’elles des créatrices de bonheur. Une production abondante et un salaire élevé peuvent procurer aux intéressés un enrichissement matériel, une augmentation de leur avoir mais où est le gain pour leur être ? Les conflits sans cesse renaissants entre employés et employeurs ne traduisent-ils pas des aspirations jamais satisfaites ? Peut-il y avoir satisfaction d’ailleurs pour les travailleurs quand les hausses de salaires entraînent vite des hausses de prix qui font souffrir le reste de la communauté et suscitent des réclamations analogues dans tous les secteurs de production l’un après l’autre ?

Et en quoi ces hausses de salaires restituent-elles la vraie liberté de choix et la responsabilité personnelle perdues dans le salariat de masse ?

Quand l’argent est devenu la fin suprême de tout travail comme de toute entreprise, quand financiers, entrepreneurs et salariés courent, non pas après ce qui est le plus utile pour la communauté mais après ce qui apporte le plus d’argent en dividendes pour les actionnaires, en profits pour les entrepreneurs, en salaires pour les embauchés, on peut bien avoir une économie désaxée, une économie instable, une économie de concurrences effrénées, une économie de loups, une économie de guerre entre les puissants des empires industrielles et les puissants des grandes centrales ouvrières. Guerres légalisées dont les consommateurs font les frais par des hausses de prix. Guerres qui s’étendent jusqu’au gouvernement élu et le personnel des services publiques dont toute la population souffre et dont elle devra faire les frais par des hausses de taxes.

Économie monstrueuse qu’il serait techniquement si facile de changer en une économie de service, en une économie ordonnée vers la satisfaction des besoins humains dans l’ordre prioritaire de leur urgence. En une économie où les participants à la production retrouveraient leur liberté et leur responsabilité d’hommes. En une économie où l’argent serait au service des compétences pour la production puis au service de tous pour l’accès aux produits. Cela serait possible moyennant un système financier souple, reflétant fidèlement les réalités.

C’est un tel système financier qu’engendrerait l’application de simples propositions énoncées par Douglas et connues sous le nom de Crédit Social. Ce système permettrait une décentralisation industrielle sans perte d’efficacité dans le rendement comme l’a exprimé Douglas dans une conférence à Londres en février 1938 :

J’ai dans l’idée, dit-il, que la tendance de l’avenir sera à la décentralisation, à la division de ces entreprises géantes en unités plus petites de sorte que on verrait bientôt surtout des entreprises à taille humaine beaucoup plus souples mais disposant d’un bien meilleur accès qu’aujourd’hui aux facilités dont elles ont besoin. Le tableau que j’ai à l’esprit est celui d’un grand nombre de manufactures différentes reliées à une même centrale de forces motrices. Il n’est nullement besoin d’amalgamer plusieurs entreprises en une seule pour l’unique raison qu’elles obtiennent leur force motrice de la même centrale de distribution.

Ainsi parle Douglas; vision d’un génie, oui, mais point du tout une vision utopique, facilement réalisable moyennant l’adoption d’un système financier qui serve au lieu de dicter.

N’est-il pas absurde par exemple de déraciner les gens de leur village, de leur campagne pour les tasser dans des villes à l’emploi d’entreprises géantes alors que la force motrice moderne, le courant électrique, peut-être facilement branché pour servir une multitude d’entreprises disséminées dans le pays alors aussi que les moyens modernes de transport peuvent avec moins d’encombrements que des artères des grandes villes porter les produits finis de ces entreprises aux divers centres régionaux de distribution ?

Mais pour en arriver là, il faut également mettre le crédit financier qui est essentiellement un crédit social à la disposition de ces entreprises décentralisées. C’est alors qu’on pourrait voir le salariat massif et dépersonnalisant disparaître et faire place à des associations volontaires de producteurs compétents assumant la responsabilité de fournir à la production les produits et services dont elle a besoin. Sorte de coopérative formée non plus par une mise en commun de fonds monétaires mais par une mise en commun de compétences. La finance leur viendrait de la centrale nationale ou provinciale de crédit, propriété de la société, crédit canalisé à la demande par un réseau d’institutions qui peut très bien être le réseau des banques commerciales actuelles avec leurs succursales et leurs comptables parfaitement qualifiés. Mais ce crédit basé sur la capacité productrice de la nation tout entière demeurerait un crédit social; il ne serait pas plus la propriété de ceux qu le canalisent que le courant électrique n’est la propriété des électriciens qui le dirigent vers les lieux de son utilisation.

Si les chefs ouvriers et les syndicats conscients de ce qu’ils font ou de ce qu’on leur fait faire mettaient autant de temps et d’énergie à étudier, comprendre et réclamer le Crédit Social qu’ils en mettent à poursuivre des objectifs qui ne règlent rien, ils travailleraient efficacement à une réelle promotion ouvrière. Promotion qui se situe au-delà du salariat dans une économie de capitalisme sain et élargi. Une économie purgée du vice financier, une économie dans laquelle on pourrait voir refleurir la liberté de choix, la responsabilité personnelle et des relations plus humaines entre individus et entre groupes. Une économie dans laquelle s’épanouirait des compétences prêtes à servir dans laquelle selon une belle expression de Douglas une aristocratie de producteurs mettrait sa principale satisfaction à servir une démocratie de consommateurs.

Le Crédit Social n’est pas une religion dans le sens où l’on emploie généralement ce mot, mais sa mise en application contribuerait certainement à l’édification d’un ordre économique plus conforme à la fraternité évangélique. C’est dommage que des sociologues qui se disent chrétiens et invoquent des principes de la doctrine sociale de l’Église boudent le Crédit Social ou dédaignent d’y apporter la moindre attention quand on le leur présente. Ils voient pourtant bien que l’injustice règne et que c’est l’argent qui mène partout; nous n’hésitons pas à dire à ces messieurs que la doctrine sociale de l’Église dont ils se réclament ne peut être appliquée intégralement sans la correction d’un système financier qui conditionne la vie économique, qui la désacte, la définalise, la vicie, qui engendre des empires financiers, qui dépersonnalise les masses ouvrières, qui impose des privations injustifiables et des souffrances imméritées, qui amortie les consciences et qui clos des lèvres qui devraient parler avec la force des prophètes d’autrefois pour dénoncer une tyrannie respectée dont l’envergure et les méfaits dépassent de beaucoup ceux de bien des tyrannies qui se valurent les colères véhémentes des prophètes d’autrefois.

Louis Even