Le mythe de l'or

Louis Even le samedi, 21 décembre 1968. Dans Une lumière sur mon chemin

Argent-juge. Argent-motif. Argent-fin. Argent-dieu

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La panique chez les fous — Ils crient: "Produisez plus et consommez moins"

Maladie chronique du système: la folie

Folie des dettes. Folie des prix. Folie du plein emploi

Petits et grands déboussolés

Qui donc a changé les vaches grasses en vaches maigres ?

Louis EvenVoici vingt-neuf ans que le journal Vers Demain démontre et dénonce la fausseté, les absurdités et la tyrannie du système financier actuel dont les effets pervertissent toute la vie économique. On peut se demander comment des peuples raisonnables peuvent se soumettre à un système si démentiel. Dans son numéro d’avril, Vers Demain énumère un certain nombre des folies du système. L’une d’elles, la folie de l’or.

L’or, ce métal jaune dont on ne parlait plus guère depuis une génération, vient de sortir de sa vie d’anachorète au début du printemps de cette année. Vénéré par moins de monde depuis que les créditistes ont fait rire de lui, l’or a quand même réussi à mettre en branle les hauts parleurs mondiaux de la diffusion. Hauts parleurs qui donnent la priorité aux récits de meurtres, de vols, de viols, aux excentricités des ‘carnavaleux’ et des hippies, aux mariages, divorces et remariages des étoiles de Hollywood, ou aux pets des politiciens en quête de publicité. En un mot, au sensationnel plus qu’à l’information de base.

L’or sorti de son bagne, n’est-ce pas sensationnel ? Agences de presse, grands quotidiens, radio, télévision, se sont mis à donner tous les jours aux millions de lecteurs, auditeurs ou spectateurs de tous les continents, les bulletins de santé ou de température du vieux fossile. Avec de gros titres : Ruée sur le marché de l’or à Londres, à Paris, en Suisse; la cote de l’or monte en flèche; légère baisse de la cote de l’or; le prix de l’or se stabilise. La hausse de l’or reprend. Londres ferme la bourse de l’or. Réouverture de la bourse de l’or. Washington songe à libérer le dollar de sa base or obligatoire de 25 pour cent. De Gaulle veut le rétablissement de l’étalon or dans la monnaie internationale. Il est suggéré de garder un certain pourcentage de la production d’or pour soutenir les systèmes monétaires en le maintenant au prix fixe de $35 l’once, et d’abandonner le reste aux fluctuations des prix du marché; etc.

L’or ici, l’or là. L’or ci, l’or ça. Tellement qu’une bonne vieille dame, un peu amusée par ces palpitantes nouvelles cueillies à Radio-Canada, s’exclamait devant nous avec une pointe de moquerie: «Hé! L’or en arrache de ce temps-ci!» L’or en arrache ? Il s’agit plutôt de toqués qui s’arrachent l’or. Car l’or a encore ses toqués. Et pourquoi donc ces toqués changent-ils les valeurs de leurs portefeuilles ou leurs épargnes en banque contre de l’or, en payant un prix plus élevé que celui des valeurs monétaires dont ils se départissent ? Alors que, comme moyen de paiement, l’or n’a pas plus de pouvoir d’achat que l’argent d’autre métal ou de papier.

L’or est un métal. Métal précieux, si l’on veut, à cause de son brillant et de son incorruptibilité, quoique beaucoup moins utile que le fer, que l’acier. Sa valeur réelle est celle du métal qu’il est. Elle dépend de la valeur qu’on attribue aux articles fabriqués en or: bagues, chaînettes, bijoux, ponts dentaires, décorations en feuilles d’or, etc. Tout comme la valeur propre de tout autre métal dépend de la valeur attachée aux usages qui en sont faits.

Supposez la terre couverte de monceaux d’or mais complètement stérile en produits nécessaires à la vie. Que vaudrait tout cet or pour un homme affamé ? Une simple miche de pain ou une meule de fromage serait immensément plus appréciée.

— Mais, est-ce que l’or n’a pas une valeur monétaire spéciale ? N’est-ce pas lui qui donne de la valeur aux autres espèces d’argent ?

— Allons donc! La valeur de l’argent, quelle que soit sa nature ou sa forme: rondelles de métal en aluminium, en nickel ou en argent blanc; rectangles de papier reconnus comme monnaie légale; ou simples chiffres inscrits au crédit d’épargnants ou d’emprunteurs dans un livre de banque; tout argent a la valeur de ce qu’on peut obtenir de produits ou de services en le présentant comme moyen de paiement.

— Mais la base de l’argent étant de 25 pour cent d’or, cela veut dire qu’une once d’or de $35 permet d’émettre de l’argent de papier pour quatre fois $35, donc pour $140. Alors, est-ce que l’argent en or ne vaut pas quatre fois l’argent de papier ?

— Raisonnement fallacieux. Faites donc l’expérience vous-mêmes. Allez au magasin avec $140 en papier-monnaie, vous obtiendrez des produits pour la valeur de $140. Et allez au magasin avec $35 en or, vous obtiendrez seulement $35 de produits. Que préférez-vous pour faire vos achats: $35 en or ou $140 en argent de papier ?

Depuis 1914, avez-vous vu bien des pièces d’or circuler dans le pays ? Et pourtant le commerce a continué de marcher. Aimeriez-vous entendre votre banquier vous proposer ceci: «Je vais diminuer de $140 le montant de vos épargnes dans votre compte et à la place je vais mettre $35 en or dans votre coffret» ? Vous diriez au banquier: «Me prenez-vous pour un fou ?»

Justement, le mythe de l’or a engendré bien des folies et il a fait bien des fous. On a longtemps ensorcelé les esprits des gouvernants comme du peuple avec le supposé pouvoir d’achat supérieur de l’or. Avec la prétendue nécessité d’avoir de l’or à la base de l’argent. Avec l’idée que l’or est la plus grande des richesses. Folie à faire des milliers et des milliers d’individus abandonner leur ferme, leur commerce, leur position pour se ruer vers des pays encore déserts, sans ressources alimentaires et sans sécurité, comme la Californie de 1848, comme le Klondike un demi-siècle plus tard, dès qu’un prospecteur avait lancé le cri: Il y a de l’or!

Les guerres causent bien du mal mais au moins elles ont comme effet de sortir les esprits du mythe et de les amener au sens des réalités. Elles forcent vite les pays en guerre à mettre de côté ce que Roosevelt qualifia avec raison de ‘non sens financier’.

À peine la première guerre mondiale de 1914 à 1918 fut-elle commencée que le mythe de l’or fut expédié aux oubliettes. Ni l’Angleterre ni la France, pas plus que l’Allemagne ou l’Autriche, n’envoyèrent leurs citoyens extraire de l’or pour pouvoir financer la guerre. Au contraire, l’Angleterre, dont la capitale Londres était alors la capitale mondiale de la finance, décréta brutalement la fin de l’étalon or. Elle interdit la circulation des pièces en or. Elle fit imprimer des livres sterling en papier et leur donna cours forcé pour remplacer les souverains en or.

— Alors pourquoi tout ce chahut récent autour de l’or ?

— Pour accentuer la panique déjà commencée par la dévaluation de la livre sterling décrétée par le gouvernement de Londres. Pour l’accentuer encore, on lança des rumeurs de dévaluation prochaine du dollar américain. Et De Gaulle se mit à réclamer le rétablissement de l’or dans la monnaie internationale.

Le système détraqué faisait des siennes, menaçant de détraquer toute l’économie et conditionnant les esprits pour accepter des mesures dites d’austérité. Ni le dollar américain ni le dollar canadien n’ont encore été dévalués, mais on a réussi à faire croire aux citoyens de ces deux pays qu’ils doivent accepter, comme les Anglais, des mesures d’austérité en commençant par des hausses de taxes.

‘Les temps sont devenus difficiles, nous dit-on. Une période de vaches maigres est en train de remplacer la période de vaches grasses. Les Canadiens ont vécu au-delà de leurs moyens; ils doivent maintenant se serrer la ceinture.’ Qui n’a pas entendu ou lu ces balivernes et d’autres du même ton ?

Comment les Canadiens pouvaient-ils vivre au-delà de leurs moyens ? Ils n’ont tout de même pas pu consommer ce qui n’était pas produit et offert. Les moyens étaient donc là. Et qu’est-ce qui a changé les vaches grasses en vaches maigres ? Qu’y a-t-il donc de moins dans le pays que les années dernières ? Quelles ressources naturelles ont donc été englouties ? Quels moyens de production ont donc disparu ?

On nous crie: ‘Investissez, afin de hausser les moyens de production’. Or, on rend l’argent plus difficile à obtenir. Au lieu de 4 ou 5 pour cent d’intérêt à payer pour en avoir, on vous le conditionne à 7, 7½ pour cent. Comment placer plus d’argent quand on nous force à en avoir moins ?

On nous prêche l’austérité, en même temps qu’on nous dit de produire davantage. En d’autres termes, produisez plus et consommez moins. Pourquoi alors produire plus ? Veut-on activer la production afin d’augmenter l’emploi et diminuer le chômage ? Peut-être, mais si on doit quand même consommer moins, la production va rester là. Des employés devront être mis à pied et le chômage augmentera.

On n’en est pas à une contradiction près. Peut-il en être autrement quand toute la vie économique est à la merci d’un système financier malade, et que cette maladie est la folie.

La folie de l’or n’est pas la seule. Il y a bien par exemple la folie de l’emploi, la folie de l’embauchage intégral. Disons-en quelques mots seulement.

L’inventeur de la machine à coudre n’a certainement pas fait son invention pour occuper plus de doigts à confectionner ou à raccommoder des vêtements. Et ainsi pour toutes les inventions, comme pour tous les perfectionnements techniques dans les moyens de production. Ce sont des progrès pour libérer plus de bras même pour s’en passer totalement dans certaines productions complètement automatisées. Et toujours aussi en augmentant la production tout en diminuant le besoin de producteurs.

Or, que constate-t-on ? Le système financier ne consent à distribuer du pouvoir d’achat qu’à ceux qui participent à la production soit par leur travail, soit par leurs placements financiers. Donc obligation d’être employé pour avoir droit à une production abondante qui demande de moins en moins d’employés.

Folie du système et de ses règlements financiers. Folie acceptée et soutenue par les politiques de tous les gouvernements civilisés. Tous sont sortis de la dernière guerre mondiale avec une capacité physique de production augmentée. Et tous ont entendu leurs hommes d’État déclarer qu’ils s’appliqueraient à la poursuite d’une politique de plein emploi. Folie de l’embauchage intégral. Folie procédant non pas d’une production défectueuse mais d’un système financier aussi inadapté à la production moderne qu’un dément est inadapté à un milieu d’hommes sains.

L’homme dément on le met dans un hôpital. Le système financier dément, on s’incline devant ses exigences. C’est que la folie du système est une folie contagieuse et tyrannique. Politiques, économistes, sociologues, moralistes crient comme lui: De l’emploi, de l’emploi pour tout le monde! Pas de salut ni temporel ni éternel sans emploi. Vous devez gagner votre pain. Ce qui veut dire gagner l’argent pour payer le prix financier du pain. Sinon, quand bien même le pain viendrait là tout seul et en abondance, vous n’en aurez pas. Ou si on vous en passe quand même, vous êtes considéré comme un parasite vivant aux crochets des autres et on vous le fait savoir.

Folie de l’embauchage comme les autres folies d’un système détraqué que ses contrôleurs ne veulent pas du tout guérir. S’il n’y avait que le fou, on pourrait peut-être se défaire de lui, lui enlever sa charge et la confier à un remplaçant, disons un système financier de Crédit Social. Mais il y a justement les régisseurs du fou, et eux sont des brigands, brigands puissants, bien protégés par leur puissance même et par la trahison de ceux qui devraient en libérer la société. Bandits trop contents de pouvoir se servir des folies de leur système pour tenir les populations et les gouvernements sous leur dépendance en conditionnant et en rationnant à leur gré les moyens financiers de produire et d’obtenir les fruits de la production.

Louis Even