Argent perverti

Louis Even le mercredi, 20 janvier 1965. Dans Une lumière sur mon chemin

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Le système financier doit exister pour distribuer les produits

Le droit aux produits doit être attaché à la personne et non à l'emploi uniquement. On ne se nourrit pas avec de l'emploi, mais avec des produits alimentaires. On ne s'habille pas avec de l'emploi, mais avec des vêtements. Le droit aux produits doit donc être réglé d'après la présence des produits offerts aux besoins, et non pas d'après la présence de l'homme dans une entreprise de production.

Perversion

Louis EvenSi vous étiez sur un champ de bataille moderne, vous ne seriez pas trop surpris de voir des chars d'assaut faucher des vies humaines. Ce ne serait certainement pas une vue réjouissante, mais au moins vous admettriez que les engins y sont employés à l'usage pour lequel ils furent destinés. Le char d'assaut a été conçu pour cracher des obus, non pas pour conduire les gens à la messe.

Mais, si dans une rue de votre ville, ou de votre village, vous voyiez les automobilistes se précipiter sur les piétons, les poursuivre jusque sur les trottoirs pour les écraser, vous trouveriez ce spectacle autrement plus révoltant que celui du champ de bataille.

Détourner une chose utile de sa fin, pour en faire un instrument nuisible, c'est une perversion. Et plus la chose était parfaite, plus la perversion est criminelle.

C'est bien là le cas de notre système financier, de notre système d'argent.

Le système d'argent fut conçu pour servir, pour faciliter la vie économique en société. Ce fut certainement une des plus belles inventions de l'homme. Mais cet instrument de service est devenu un instrument de punition. Social par essence, il a été perverti, transformé en un outil extrêmement antisocial.

Argent-dieu

Cette perversion a vicié toute la vie économique. L'argent est aujourd'hui imposé à l'homme comme un dieu, dans un sens bien plus profond et bien plus étendu qu'on ne l'entend généralement dénoncer par les prédicateurs les plus éloquents.

Pas seulement le dieu qu'adore l'avaricieux, en contemplant son or ou son compte de banque. Mais un dieu exigeant et tyrannique que doivent servir toutes nos activités économiques. L'argent est devenu la condition et la fin de toute entreprise qui devrait être orientée au service des besoins humains.

On cultive un champ si ça doit rapporter de l'argent. Si le champ ne produit que du blé, on le laisse en friche.

On fabrique des chaussures si ça paye. S'il n'y a pas d'argent au bout, quand même il y aurait encore des pieds nus, on arrête. Et tant qu'il y a de l'argent au bout, même si tous les pieds sont chaussés, on fabrique.

Les mêmes bras, les mêmes cerveaux, les mêmes entrepreneurs, passeront d'une production à une autre, d'un commerce à un autre, si le premier cesse de payer et si le second rapporte de l'argent. Des tracteurs aujourd'hui, des canons demain; de la nourriture fortifiante aujourd'hui, de l'alcool empoisonneur demain.

L'ouvrier est, comme son patron, soumis au service de ce même dieu. Il court où il y a un salaire : construction de maison ou usine de guerre. C'est son pain qu'il veut, assurément. Mais son pain, le pain de sa ' femme et de ses enfants, il doit aller le chercher là où il y a de l'argent au bout de sa semaine, quel que soit le genre de travail qu'on lui commande : travail de vie ou travail de mort Peut-il même s'en inquiéter quand il ne sait pas, la plupart du temps, à quoi servira le produit de son travail ?

Le bûcheron dans la forêt, le chimiste ou le manœuvre dans le moulin à papier, sont là pour l'argent de leur salaire — que le papier produit doive servir à des mandements de carême ou à des publications pornographiques. La responsabilité du travailleur est limitée à l'enveloppe de paye.

Ce n'est pas l'ouvrier que nous blâmons. ce n'est que l'esclave, condamné à servir la production qui rapporte de l'argent, sous peine de crever de faim avec sa famille.

Ce dieu-là ne réclame pas seulement la place suprême dans les décisions économiques. Comme le Moloch des Ammonites ou le Minotaure des Grecs, il lui faut des victimes humaines. Ses victimes ne se comptent plus. Son comportement peut freiner toute activité de production, paralyser la distribution des produits, jeter des millions d'êtres humains dans la faim et les privations de toutes sortes en face d'une abondance de produits. C'est même quand les produits sont accumulés devant des besoins pressants, que ce dieu tyrannique semble prendre le plus de malin plaisir à mettre les familles en pénitence. Les centaines de mille chômeurs du Canada en savent quelque chose.

Le pouvoir de l'argent peut entraver les meilleures entreprises, même celles des apôtres de l'Évangile. Les mains tendues de nos missionnaires, et même de directeurs d'œuvres de chez nous, n'en sont-elles pas la preuve quotidienne ?

Un dieu de puissance redoutable. Et aussi un dieu de discorde, de divisions, de conflits. Qu'est-ce qui dresse les uns contre les autres patrons et employés, marchands et acheteurs, propriétaires et locataires ? Qu'est-ce qui crée des chicanes entre époux ? Qu'est-ce qui disperse les membres des familles parce que le foyer n'est qu'un taudis ou qu'une couple de chambres ? Qu'est-ce qui fait le sujet des quatre cinquièmes des procès dans nos cours de justice ?

Eh bien, c'est ce dieu tyrannique, cette domination de l'argent sur nos vies, tant dans l'ordre privé que dans l'ordre public, que les créditistes veulent renverser.

Non pas supprimer le système d'argent, mais le ramener à son rôle, à sa fonction propre, qui est de servir, et non pas d'opprimer.

Comme toutes les idoles, ce dieu, dont nous venons de signaler la puissance, n'est qu'une création artificielle, faite de main d'homme. Son caractère artificiel a été démontré à la face de l'univers, dans tous les pays civilisés, par le miracle de septembre 1939.

De l'argent pour tuer

— Quel miracle ? — Le miracle de l'argent sortant du néant, par millions, par centaines de millions, après dix années où l'on manquait d'argent partout. — Et sous quelle baguette magique ? — Sous le coup de la déclaration de guerre.

Puis, pas une seule fois pendant les six années de guerre, dans aucun pays en guerre, on n'a entendu une seule fois un gouvernement dire : "On va être obligé d'arrêter la guerre faute d'argent." Non pas. Seuls comptaient les hommes et le matériel.

Les chômeurs, que la veille encore on envoyait crever dans leur misère, on allait maintenant les chercher pour en faire des soldats ou des producteurs de munitions. Et les millions, les milliards pour payer, venaient aussi vite que le flot de tueurs et que la capacité de produire pour la tuerie.

Venir, après cela, nous parler de problème d'argent quand il n'y a pas de problème de produits, est une farce que seuls des gogos peuvent gober.

Si l'argent a pu venir aussi vite pour le gouvernement, consommateur de guerre, l'argent peut également venir aussi vite pour les individus, consommateurs de paix. Il n'y a là aucune difficulté technique. C'est affaire de décision.

Les créditistes se lèvent, et appellent tous les patriotes à se lever avec eux, contre la tyrannie de l'argent. Nous refusons la crise, qui fabrique des pauvres en série, et nous refusons la guerre, qui fabrique des cadavres en série.

L'argent doit être gouverné par la capacité de production, et non pas la capacité de production être limitée par l'argent.

Il est absurde de voir des villes, ou des provinces, obligées de renoncer à des développements nécessaires et possibles, sous le seul prétexte de manque de moyens de paiement. Absurde que des corps publics, des conseils municipaux, de Montréal, Québec, Sherbrooke, Rouyn, Thetford, et autres, doivent endetter Leur population auprès de financiers producteurs de rien, pour avoir la permission de mettre en oeuvre des bras et des matériaux qui attendent.

Pour distribuer à tous

Puis le système financier doit exister pour distribuer les produits. Cela consiste à mettre des prix sur les produits, puis à distribuer du pouvoir d'achat aux individus, qui choisissent parmi les produits ceux qui conviennent à leurs besoins. Prix et pouvoir d'achat doivent s'équivaloir, sinon la distribution grince, quand ce n'est pas pire.

Et comme tout le monde a des besoins, tout le monde doit avoir du pouvoir d'achat. Les besoins sont attachés à la personne, du berceau à la tombe; le droit aux produits doit donc être aussi attaché à la personne, du berceau à la tombe. Sinon, les produits ne sont plus au service des besoins.

Le Crédit Social y pourvoit par un dividende périodique à tous, du berceau à la tombe.

Le mode actuel de distribution ne peut garantir une part des biens de la terre à tout le monde, parce qu'il attache le droit aux produits exclusivement à l'emploi. Tout le monde n'est pas employé. Le progrès tend même à diminuer l'emploi tout en augmentant la production.

On ne se nourrit pas avec de l'emploi, mais avec des produits alimentaires. On ne s'habille pas avec de l'emploi, mais avec des vêtements. Le droit aux produits doit donc être réglé d'après la présence des produits offerts aux besoins, et non pas d'après la présence de l'homme dans une entreprise de production.

Si le produit vient sans le besoin de labeur humain, le droit au produit doit venir aussi sans besoin d'emploi. Et si beaucoup de produits viennent avec moins d'emploi, le droit à beaucoup de produits doit aussi venir avec moins d'emploi.

Maintenir la nécessité de l'emploi pour avoir le droit de vivre, alors que les inventions, les machines, les perfectionnements des procédés de production, ont justement pour but d'épargner du labeur humain, c'est faire du progrès une punition, au lieu d'une libération.

Jamais les syndicats ouvriers, ou autres associations qui cherchent la sécurité économique dans l'emploi et dans le salaire, ne réussiront à obtenir cette sécurité économique dans le monde industriel d'aujourd'hui. Ils peuvent en obtenir un degré relatif pour des individus, mais pas pour tous les individus.

Solution unique

Le Crédit Social offre la solution. Et nulle autre solution adéquate n'a jamais été présentée.

La fiscalité pour allocations d'assistance admet, par son existence même, que la répartition des droits aux produits est mal faite. Mais la fiscalité ne corrige pas cette mauvaise répartition, elle la laisse continuer, tout en essayant d'en atténuer les effets.

Le Crédit Social, lui, corrige ce vice de répartition. Il distribue un pouvoir d'achat global correspondant à la production globale; et il assure à chaque individu une part de ce pouvoir d'achat, part au moins suffisante pour le nécessaire.

Le Crédit Social supprime le désordre économique, au lieu de s'escrimer sans cesse à essayer d'en guérir les plaies.

Louis Even