On ne s'agite que pour la guerre

Louis Even le vendredi, 15 mars 1940. Dans Guerre

ON NE S’AGITE QUE POUR LA GUERRE

Quel est le résultat de la politique de partis, de la servilité envers la finance ?

Regardez les deux personnages ci-dessus. C’est le même personnage dans deux circonstances différentes. C’est un député.

Lorsque les députés se réunissent à Ottawa pour faire les lois, voter les dépenses, sans oublier les taxes, on appelle cela une session parlementaire. Il y a généralement une session parlementaire par année. Elle dure quatre à six mois. On en a eu tous les ans depuis 1930 à 1940, pendant les dix années de crise.

Le personnage de gauche n’a pas l’air bien ému. Son chapeau, sa canne sont suspendus à la patère. Il a une bonne tenue. Bien assis. Il parle, il parle, il parle encore. La session dure six mois et il a surtout parlé. Pour dire quoi ? Lui-même le sait-il ?

1930, 1931, 1932, 1933, 1934, 1935, 1936, 1937, 1938, 1939, et c’est toujours la même chose.

Le père de famille se désespérait de ne pouvoir plus se trouver de l’ouvrage en 1930, il se désespère encore aujourd’hui. La femme se torturait le cœur et la tête dans la maison en 1930, elle se les torture encore aujourd’hui. Les enfants souffraient dans les taudis en 1930, ils souffrent encore aujourd’hui. Le cultivateur a vu baisser ses prix et diminuer ses ventes en 1930, ce n’est pas mieux aujourd’hui.

Pourtant les députés font des lois, mais pour protéger qui ? Les conservateurs ont conduit la barque de 1930 à 1935 ; les libéraux ont conduit la barque de 1935 à 1940. Résultat : la même chose.

Ces hommes ont-ils du cœur ? Ont-ils du jugement ? Ils se croient tous très éloquents, et cela les satisfait sans doute. Surtout, ils touchent régulièrement leur indemnité parlementaire et cela leur fait oublier les autres.

Mais les marionnettes ont-elles du cœur ? Ont-elles du jugement ? Ont-elles de la volonté ? Pensent-elles aux autres ?

Et c’est cela le député d’une session normale. Il est loin de ses électeurs, il n’a jamais été de cœur avec eux. Il ne pense à eux que tous les cinq ans, lorsqu’il s’agit de les anesthésier et d’obtenir leur vote. Sa paye dépend de ces quatre semaines qui reviennent tous les cinq ans.

Le personnage de droite, c’est le même député, les lignes de son corps le démontrent. Mais quel changement de tenue ! Comme il se démène ! Ni canne, ni chapeau, ni paletot. Assis sur la même chaise, c’est à peine s’il est assis. Les discours, il n’y pense plus. Les lois, les décrets-lois, les votes de crédit par cent-millions, tout marche à l’emporte-pièce.

Ce n’est plus une session normale, c’est une session d’urgence ; elle ne dure pas six mois, elle se boucle en six jours.

Qu’est-il donc arrivé ? Ce n’est pas vieux, c’est septembre 1939. La guerre est déclarée. Les ennemis n’ont pas encore envahi le Canada. Il y a encore tout l’océan à traverser, sans compter les pays d’adversaires qui les entourent. N’importe, ça presse.

On oublie tout le reste. Marionnettes rouges et marionnettes bleues s’entendent comme deux yeux d’une même paire. Ils ont d’ailleurs un maître commun, celui qui tient la plume, celui dont la plume est toujours au service de la guerre.

Allons-nous blâmer cet empressement à se porter à la défense d’hommes et de femmes qui souffrent au centre de l’Europe ? Nous n’en avons pas le droit. Nos marionnettes ont réglé le cas.

Mais pouvons-nous approuver l’apathie ordinaire du même personnage, lorsque ce sont nos hommes, nos femmes et nos enfants qui souffrent, au Canada, sous nos yeux, tout près de nous ?

Nous croirions très à propos, après dix ans de privation, de voter pour avoir le droit de manger le pain qui se perd, le droit de s’habiller quand les magasins sont pleins de vêtements, le droit de se loger quand les matériaux de construction abondent et que les ouvriers en bâtiment manquent d’ouvrage, le droit de se soigner quand les médecins attendent impatiemment nos appels. Nous nous sommes trompés, paraît-il. La guerre est venue, comme elle devait certainement venir dans les circonstances absurdes imposées au monde par la finance ; et maintenant il ne faut penser qu’à la guerre et oublier le Canada.

Serons-nous toujours les gogos de la finance et de ses marionnettes ?

VERS DEMAIN 15 mars 1940 p6 ; 1940_03_No10_P_006.doc

Louis Even

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