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Pas d'Argent

Louis Even le jeudi, 01 octobre 1936. Dans Cahiers du Crédit Social

Ces deux mots ne sont nouveaux pour personne. Pas d’argent dans le public, pas d’argent dans le trésor municipal. Les provinces ne savent plus où taxer pour trouver des fonds. Le fédéral lui- même se déclare impuissant à rencontrer tous les besoins.

Six cent mille travailleurs au moins sont sur le pavé au Canada. D’autres n’ont d’emploi que la moitié ou le tiers du temps régulier, et combien parmi les mieux favorisés du sort touchent des salaires de simple subsistance !

Siècle de lumière, siècle de machine, siècle de progrès !

Les souffrances, la privation, le souci, l’inquiétude du lendemain, le mécontentement, la défiance se lisent sur les fronts. Qu’y a-t-il donc ? Guerre ? Famine ? Disette ? Tremblement de terre ?

La terre ne produit-elle plus ? Les usines ne peuvent-elles plus obtenir de matière première, ou de force motrice ? Les mines sont-elles épuisées ? Nos forces hydrauliques disparues ? Nos rivières desséchées ? Où est-ce la main-d’œuvre qui fait défaut ? Mais ils sont six cent mille qui frappent aux portes des chefs d’industrie et demandent la permission de gagner leur pain à la sueur de leur front ! Et les portes restent closes : Nous ne pouvons vous employer, parce que nous ne pouvons vendre nos produits, le consommateur n’a pas d’argent. Pas d’argent !

Qui osera dire : “Pas de produits ! Vous, mère de famille, si vous avez donné la dernière demi-ration à vos chers enfants ce matin et que vous êtes vous-même restée à jeun, c’est que le Canada n’a plus de blé, ou que le meunier ne trouve plus d’employé, ou que le boulanger ne veut plus travailler !” Pareil langage ferait hausser les épaules ou lever le poing. Ou qui, en voyant passer ces enfants et ces adultes aux chaussures plus qu’usées, aux vêtements de misère, blâmera nos éleveurs, nos tanneries, nos filatures, nos confections ? Considérez maintenant les taudis qui stigmatisent nos villes : où donc sont les maçons, les charpentiers, les peintres ? Mais eux-mêmes logent dans ces taudis ; leurs bras sont liés, non pas faute de ciment, de bois ou de peinture, mais faute d’argent !

Nous pourrions nous étendre sur toute la ligne, sortir aussi du simple domaine du vivre et du couvert, parler des malades qui gardent leurs souffrances quand des médecins capables de soigner doivent eux-mêmes recourir à la charité publique, faute de clientèle ; entrer dans le champ de l’instruction, où des personnes compétentes, de l’un et l’autre sexe, sont prêtes à dispenser l’enseignement, où ceux qui désirent en bénéficier ne manquent pas, mais où élèves et professeurs, tout comme auteurs et imprimeurs de manuels, se heurtent toujours au même obstacle : pas d’argent !

Se nourrit-on d’argent ? S’habille-t-on d’argent ? L’argent préserve-t-il de la chaleur et du froid ? Traite-t-on les malades avec l’argent ? Est-ce l’argent qui instruit les ignorants et forme des spécialistes ? L’argent est-il une richesse ? (Le mot argent, ici, est évidemment employé dans son sens général ; il ne s’agit pas seulement du métal blanc, mais de tout ce qui sert de monnaie.)

Si la monnaie n’est pas la richesse, mais un simple moyen de la distribuer, va-t-on soutenir qu’elle remplit son rôle aujourd’hui ?

* * *

Mais, vont dire ceux de nos lecteurs qui n’ont pas eu jusqu’ici l’occasion d’étudier la question monétaire, on n’y peut rien. On n’y peut rien ? L’argent est-il une récolte qu’on cueille sur les arbres, ou qu’on moissonne dans les champs, qui dépend du soleil, de la pluie et des forces de la nature ? Ou l’argent est-il un don du ciel dont la quantité échappe à la volonté ou aux désirs des hommes ? Oh ! je sais qu’on a tenu le public dans l’ignorance absolue au sujet de la monnaie : c’est une sorte 4e chose mystérieuse que le profane doit vénérer et dont il doit s’abstenir de pénétrer les secrets. C’est ce qui a fait la force des maîtres de la finance. Ces sinistres farceurs ligotent les mains des particuliers et des nations, si bien que l’homme civilisé, gémit, pauvre, au milieu de l’abondance ; les biens dont il a un besoin pressant sont à portée de sa main, il peut les multiplier encore, mais il n’a pas le droit de les prendre. Il lui faut du pain, des chaussures, des vêtements, un abri, des remèdes, des services ; mais il n’a pas le droit de produire du pain, de fabriquer des chaussures ou des vêtements, de construire des maisons, de donner des services médicaux, professionnels ou sociaux, car les maîtres de la monnaie, les fabricants de la monnaie tiennent in mordicus a la rareté de l’intermédiaire d’échange.

N’allez pas conclure de cette critique que le Crédit Social, qui sera exposé dans ces Cahiers, prône l’inflation. Ce mot d’inflation est jeté à la tête du Crédit Social par ceux-là mêmes qui pratiquent alternativement l’inflation et la déflation au grand détriment du pauvre public et pour leur profit personnel. Le Crédit Social n’est ni inflation ni déflation, mais équilibre mathématique et automatique. Ceux qui disent le contraire ou ignorent ses principes ou sont de mauvaise foi — souvent les deux.

Terminons cet article par une petite histoire, un conte si vous voulez, mais propre à orienter vers un nouveau jour les idées de ceux à qui l’on a fait croire que la crise qui sévit depuis plus de six ans est un phénomène inévitable.

* * *

Un certain continent éloigné d’ici, que ni vous ni moi n’avons jamais visité parce qu’il semble perdu pour le géographe moderne, jouissait de richesses naturelles abondantes et, sans posséder nos machines et nos connaissances scientifiques, les habitants savaient tout de même en tirer parti. Climat favorable, bon régime de pluies, forêts giboyeuses en faisaient une sorte de paradis terrestre. Mais — car ou n’y a-t-il pas un mais ? — les peuplades fédérées de cet Eden connaissaient comme nous des ères de crises alternant avec des ères de prospérité. Comment cela ? Leur cas est intéressant, c’est un voyageur, seul rescapé d’un naufrage, qui le découvrit. Il en a consigné le récit dans un vieux manuscrit dont un fragment laisse désirer les pages qui manquent.

Notre homme trouva la population — bonnes gens d’ailleurs — de ce beau continent en proie à une grande détresse. Leur civilisation n’en n’était pas à ses débuts, puisqu’ils connaissaient ce qu’on appelle, je crois, la division du travail. Tous ne produisaient pas toutes les choses nécessaires à leur subsistance. Ils se “spécialisaient,” puis échangeaient les fruits de leur travail, non par le simple troc primitif, lent et encombrant, mais par un intermédiaire d’échange, une monnaie. Leur monnaie cependant n’était ni d’or, ni d’argent, ni de papier, encore moins la monnaie scripturale de notre siècle de banquiers. Mais qu’importe la matière de la monnaie dès lors que celle-ci fonctionne. N’est-ce pas un simple signe après tout, une représentation des valeurs !

Nos gens donc avaient adopté, ou leurs financiers leur avaient imposé, comme monnaie des dents de requin. Pour quelque raison que je ne puis expliquer, les cadavres de ces carnivores de la mer échouaient parfois en assez grand nombre sur un promontoire du continent et les financiers de la nation en avaient la garde.

A la faveur des conditions de vie normalement bonnes, le pays, quoique ignoré des émigrants de l’Europe centrale ou des Iles Britanniques, s’était peuplé par le simple jeu des naissances. Il était donc heureux que les moissons de dents de requin vinssent augmenter la circulation monétaire.

Or donc, cette année-là, pour la sixième année de suite, l’océan s’était montré mesquin. Grande misère partout, chômage généralisé, joie bannie, mariages rares, suicides fréquents.

Et le voyageur de s’étonner de la simplicité de ces gens. “Comment, leur dit-il, avez-vous de moins bonnes terres qu’il y a six ans ? Avez-vous moins d’ouvriers ? J’en vois trois sur dix qui ne font rien, non par paresse, car ils sollicitent de l’ouvrage à tous les coins. Pourquoi cesser vos activités et vous laisser dépérir ?”

Et les sages de la nation de répondre : “Nous n’y pouvons rien. C’est une crise. Les dents de requin font défaut. Pas de monnaie, pas d’achat ; pas d’achat, pas de ventes ; pas de ventes, pas d’activité : produit-on pour les étagères et les entrepôts ? Nous sommes pauvres au milieu de nos richesses, faute de dents de requin. Le ciel nous punit. Si du moins nous pouvions exporter nos produits chez les étrangers qui résident au-delà de ces monts que vous voyez au couchant ! mais chez eux, c’est comme chez nous. Leurs financiers et les nôtres sont d’accord. C’est une crise universelle !”

Et le voyageur fut tenté de hausser les épaules. Mais son bon cœur le retint : Pourquoi, leur dit-il, n’adoptez-vous pas une autre monnaie que vous pouvez rendre suffisamment abondante pour répondre aux besoins de vos échanges mutuels ?”

— “Impossible, nos financiers et nos économistes nous le défendent bien. Ils ont peur de l’inflation !”

— “Pas question d’inflation, mais d’équilibre, vous pouvez régler la monnaie selon vos besoins. Que font donc vos gouvernants ?”

— “Nos gouvernants ne bougent pas sans la permission de nos financiers.”

* * *

Vieux conteur, vieux malin, va, ce continent-là n’est pas si loin !

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Encore une tragédie des passages à niveau : une hécatombe ! N’avons-nous pas de matériaux, de main-d’œuvre et de temps pour supprimer les passages à niveau ? Personne disponible pour un emploi de garde-barrières ?

Oh oui, nous avons tout cela, et de trop, dit-on, mais PAS D’ARGENT !... Et l’on continue bêtement d’immoler les vies humaines sur l’autel de la souveraine FINANCE.

Louis Even

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