Les tentacules du Monstre sur l’Amérique

Louis Even le mercredi, 15 janvier 1941. Dans Banques

Les Tentacules du Monstre

La finance internationale n’a pas de patrie. Elle couvre tout, est de partout, étend ses tentacules partout où il y a butin à prendre, sème des ruines sans nombre et ne répond de rien.

«Là où est l’argent; là est sa patrie», disait justement le Pape Pie XI.

Naturellement, vous ne trouvez ni banquiers, ni financiers dans les forêts en défrichement. Leur heure viendra plus tard.

Nous puisons les renseignements qui suivent dans le livre de Gertrude Coogan, Money Creators, publié à Chicago en 1935:

Lorsque l’Amérique était dans son enfance, aux prises avec les fauves ou les sauvages hostiles, les colons demeuraient assez libres de choisir leur moyen d’échange, leur monnaie, et d’en émettre dans la mesure de leurs besoins. La première charte de la Virginie, en 1606, celle du Massachusetts en 1628 et les usages de la Nouvelle-Angleterre du dix-huitième siècle sont là pour le prouver.

Mais lorsque les colonies américaines émergèrent de leurs années de tribulation et devinrent des sources fécondes de production, les convoitises de la mère-patrie (l’Angleterre) cherchèrent le moyen de s’en attribuer une bonne part.

La Banque d’Angleterre, fondée en 1694, inspirait déjà les lois du gouvernement de Londres. En 1767, le Chancelier de l’Échiquier britannique, ayant proposé divers droits sur le verre, les faïences, le papier, le carton, les couleurs, le thé, etc., afin de s’enrichir aux dépens des colons américains obligés d’acheter ces choses en Angleterre, un membre du Parlement, Grenville, se leva et, traitant toutes ces choses de bagatelles, dit:

«Je vais révéler aux membres de cette Chambre le moyen le plus simple et le plus efficace pour nous assurer quelque chose de l’Amérique: fabriquez du papier-monnaie ici pour les colonies, déclarez-le seule monnaie légale et prêtez-le aux colons avec intérêt. Avec l’intérêt, vous obtiendrez ce que vous voudrez.»

Le conseil parut bon. Là-dessus, un certain M. Townsend se leva et produisit devant la Chambre un bill tout préparé à cette fin. Évidemment, c’était la Banque d’Angleterre qui émettrait le papier-monnaie pour les colonies et qui tiendrait celles-ci sous sa main par l’intérêt.

C’est à cause de cette rapacité des financiers de Londres que les colonies américaines se révoltèrent contre l’Angleterre. Elles voulaient garder le droit de faire leur monnaie selon leurs besoins, et refusaient de payer tribut sur leur moyen d’échange.

Aussi les Américains eurent-ils soin de déclarer expressément dans leur Constitution (Article 1, Section 8, Paragraphe 5):

«C’est au Congrès qu’appartiendra le pouvoir de frapper l’argent et d’en régler la valeur.»

Les Américains gagnèrent la guerre. Leur constitution demeure. Mais ce n’est pas le Congrès qui émet l’argent; pas lui qui en règle le volume, donc pas lui qui en détermine la valeur. Le Congrès reste impuissant devant le manque d’argent qui réduit des millions d’Américains à la misère dans un pays riche à profusion.

Comment cela se fait-il? C’est que, si le gouvernement anglais perdit la guerre, les financiers internationaux gagnèrent la leur et continuent d’exploiter l’Amérique comme colonie de la finance internationale. Ce n’était d’ailleurs pas une proie à lâcher. Il fallait tout faire pour garder en laisse un continent qui donnait déjà les signes d’un prodigieux avenir.

Alexandre Hamilton

Alexander HamiltonDans toutes les opérations d’envergure pour prendre un pays dans leurs mailles, les maîtres de la finance opèrent par des intermédiaires généralement insoupçonnés. On se garde bien de les compromettre en laissant percer les objectifs. La finance voit même à ce que la presse des pays intéressés exalte ces hommes comme d’éminents citoyens ou d’habiles gens d’affaires. Elle joue de ses influences pour les faire honorer publiquement.

L’homme de l’heure au berceau de la république américaine fut Alexander Hamilton. Il était né aux Antilles. Son père s’appelait Levine. Sa mère, Rachel, fut infidèle, et les deux époux divorcèrent environ deux ans après la naissance d’Alexandre. La femme prit un second mari, du nom de Hamilton, et c’est ce nom que, plus tard, Alexandre adopta, sans doute pour se faire mieux accepter des Américains.

Alexander fut un esprit précoce et brilla en tout ce qui regardait les chiffres, la finance, la monnaie... Dès l’âge de treize ans, il était au service du plus riche marchand des Caraïbes. A dix-sept ans, il vint à New-York. C’est là qu’il devait mourir en 1804, dans un duel avec un rival commercial et politique,  Aaron Burr.

Hamilton prit part à la guerre d’indépendance américaine et fut quelque temps secrétaire du général-en-chef, George Washington. Il profitait de ses loisirs pour étudier avidement tout ce qui concerne la monnaie, la frappe, l’or, le métal argent, le change international. Son esprit mercantile admirait particulièrement le système d’une banque centrale appartenant à des particuliers et nantie de privilèges souverains, comme la Banque d’Angleterre. Il trouvait idéale cette soumission de la grande masse humaine à un petit groupe de privilégiés.

Pendant la guerre d’indépendance, les colonies révoltées émirent une monnaie nationale. Les financiers européens, les créateurs et prêteurs de monnaie-dette, qui gouvernaient déjà véritablement le monde, ne pouvaient tolérer pareille audace. Ils usèrent de leurs pouvoirs et de leurs relations pour faire tomber la valeur de cette monnaie américaine.

Pareille puissance entre les mains de particuliers, opérant sans entraves de frontières, frappa Hamilton et le stimula dans ses recherches. Il voulut savoir comment des individus pouvaient exercer un tel pouvoir, non pour les combattre, mais pour les imiter.

Il s’attacha de plus en plus à l’idée du contrôle de la monnaie d’une nation par une banque privée coopérant avec les puissances internationales d’argent. Il s’encouragea surtout à l’idée qu’il était relativement facile d’imposer pareil système à un public ignorant et sans défiance.

En pleine guerre, Hamilton mûrissait déjà des plans pour réussir la même iniquité dans son pays. Le 30 avril 1781, ce jeune de vingt-quatre ans, qui avait réussi à prendre de l’ascendant sur Robert Morris, l’administrateur du Trésor pour Washington, osait écrire au Trésorier:

«Une dette nationale, pourvu qu’elle ne soit pas excessive, sera une bénédiction nationale, un puissant ciment d’union, un stimulant pour l’industrie.»

L’Amérique livrée aux financiers

On est en 1789. La constitution américaine vient d’être adoptée, George Washington, nommé président, procède à la formation de son premier cabinet. Il veut confier le Trésor à Morris. A sa grande surprise, Morris refuse et recommande Hamilton. Et Washington commet la grande erreur de son administration, qui compromettra toute son œuvre. Hamilton devient le premier secrétaire du Trésor américain. C’est une fonction correspondante à celle de notre ministre fédéral des finances.

Franklin, qui jouissait d’une forte influence sur l’opinion publique, meurt en 1790. Hamilton se sent désormais plus libre d’exécuter ses plans, de réaliser l’œuvre rêvée.

Mais il faut manœuvrer. La Constitution américaine est claire et réserve au Congrès la frappe et l’émission de la monnaie. Si Franklin est disparu, le patriote Thomas Jefferson, secrétaire d’État dans le cabinet de Georges Washington, est toujours là et veille sur une œuvre à laquelle il a pris une si grande part. (Il deviendra président de 1801 à 1809.)

Jefferson, qui fut toujours opposé aux plans d’Hamilton de ramener les États-Unis sous le régime d’argent-dette émis par les banques privées, écrivit en 1816:

Thomas Jefferson«Je crois sincèrement que les établissements bancaires sont plus dangereux que les armées prêtes au combat, et que le principe de dépenser de l’argent devant être remboursé par la postérité sous le nom d’emprunts, n’est qu’une façon d’hypothéquer l’avenir sur une grande échelle.»

La dette des États, contractée surtout pour la conduite de la guerre, s’élève à 75 millions de dollars, partie due à l’étranger, partie à quelques particuliers du pays qui ont reçu cet argent des Rothschilds de Francfort pour le faire fructifier dans un pays en guerre, partie due à des épargnants.

La nouvelle nation a besoin de moyen d’échange, d’argent, pour permettre la marche des affaires. La nation étant souveraine, un moyen sage serait de frapper ou imprimer la monnaie nécessaire, métal ou papier, et de mettre cette monnaie en circulation en rachetant sa dette.

Hamilton a une autre philosophie. Il propose que la dette soit convertie en obligations portant intérêt. Au lieu de créer de la monnaie libre pour la circulation, qui rachèterait la dette en libérant une moyenne de 19 dollars par tête, il préfère consolider un noyau de dette nationale de 19 dollars par tête.

Et Hamilton étudie les moyens de faire accepter une chose si contraire aux idéaux de la république.

De par ses fonctions, Hamilton est tenu de garder secret son rapport et ses projets jusqu’à ce qu’il les présente pour discussion aux membres du Congrès. Mais il a soin d’approcher un par un les membres les plus influents du Congrès, sauf toutefois les incorruptibles connus. Il laisse croire à chacun qu’il est le seul mis en confidence et lui suggère de tirer profit de la transaction.

Les spéculateurs internationaux ont fait tomber les certificats de dette de guerre à 15 pour cent de leur valeur nominale. Vu que le gouvernement les rachètera par une émission d’obligations et se rendra responsable du paiement des intérêts, les titres rebondiront évidemment. Aussi, chaque congressman possédant le «secret d’État» se hâte d’aller jusque dans les places les plus reculées acheter à la baisse ces certificats qui faisaient le désespoir de leurs détenteurs.

La corruption produit son fruit. Lorsque Hamilton présente son projet, les congressmen les plus influents ont en portefeuille des papiers susceptibles pour le moins de quintupler ou sextupler de valeur dès l’adoption de la proposition. Ils se hâtent donc de ratifier la consolidation de la dette publique par des obligations d’État sur lesquelles le public laborieux mais ignorant paiera l’intérêt. La plus démocratique des démocraties souille ainsi sa virginité; des politiciens s’engraissent déjà en sacrifiant leurs électeurs.

Jefferson a beau protester contre «la prostitution des lois qui constituent les piliers de tout notre système». La classe agricole a beau s’aligner avec Jefferson. Les communications sont lentes à cette époque; la philosophie-dette d’Alexandre Hamilton, appuyée par des représentants compromis, est imposée à la jeune nation.

Reste à sceller l’œuvre par l’établissement d’une banque privée, pour créer et émettre la monnaie selon les principes de la Banque d’Angleterre. Le secrétaire du Trésor s’y attelle en 1791. Il a bien à faire face aux Jefferson, Madison, Adams et quelques autres. Mais il peut compter sur le concours de députés compromis et excelle maintenant dans l’art de tromper et d’engluer. Écoutez son argumentation vertueuse:

«La constitution nationale a sagement défendu aux États individuels de la confédération d’émettre du papier-monnaie. L’esprit de cette prohibition ne devrait-il pas valoir pour le gouvernement central lui-même? Le gouvernement de ces États-Unis se montrera sage en renonçant à l’usage d’un expédient aussi séduisant et aussi dangereux.»

Après avoir enlevé le crédit au contrôle des États inférieurs, on va le passer du contrôle de l’État central au contrôle de financiers privés. N’est-ce pas à quoi tendent nos centralisateurs d’aujourd’hui?

Et la Chambre des Représentants vote la banque privée. George Washington, effrayé de ce sabotage, prie Madison de préparer un véto. Mais il finit par céder devant l’éloquence persuasive du cauteleux Hamilton. «L’expert financier» est vainqueur du grand général et de l’homme d’État.

Comme couronnement, la Chambre de Commerce de New-York donne une réception spéciale à Hamilton pour célébrer ce triomphe de la finance sur la nation.


 

Pour plus de renseignements sur l’histoire du contrôle bancaire aux États-Unis, lire le chapitre 7 du livre La démocratie économique expliquée en 10 leçons.

Louis Even

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